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En 1848, l’essayiste français Frédéric Bastiat imagine une circulaire fictive qu’il publierait s’il était nommé ministre de l’Agriculture. Elle est d’une actualité criante, à l’heure des révoltes agricoles qui traversent l’Europe et dénoncent les monstres bureaucratiques auxquels les agriculteurs font face: «Un heureux hasard m’a suggéré une pensée qui ne s’était jamais présentée à l’esprit de mes prédécesseurs; c’est que vous appartenez comme moi à l’espèce humaine. Vous avez une intelligence pour vous en servir, et, de plus, cette source véritable de tous progrès, le désir d’améliorer votre condition.»

Avec cette dénonciation de la bureaucratie infantilisante des politiques agricoles, Bastiat pose une question de fond: «Partant de là, je me demande à quoi je puis vous servir. Vous enseignerai-je l’agriculture? Mais il est probable que vous la connaissez mieux que moi. Vous inspirerai-je le désir de substituer les bonnes pratiques aux mauvaises? Mais ce désir est en vous au moins autant qu’en moi.»

C’est tout le paradoxe de la politique agricole. Malgré des soutiens étatiques conséquents, les résultats ne semblent pas satisfaire les familles paysannes. L’OCDE estime qu’en Suisse environ 50% du revenu brut des exploitations agricoles provient directement ou indirectement des pouvoirs publics. C’est un record mondial! On pourrait a priori croire qu’un secteur d’activité qui bénéficie d’autant de soutien politique se porte bien. Or, c’est le contraire que l’on observe. Quand on interroge les agriculteurs au sujet de leur qualité de vie subjective, celle-ci s’avère nettement inférieure à celle de l’ensemble de la population. Ils travaillent plus que les autres et se déclarent insatisfaits de la stabilité des conditions-cadres politiques et économiques.

Le modèle actuel fait d’autres perdants, le reste des citoyens, qui ne vivent pas de l’agriculture. Ils paient la politique agricole d’abord comme contribuables, et une deuxième fois en tant que consommateurs. Car en plus des transferts directs, la Suisse a gardé des protections aux frontières plus drastiques qu’ailleurs. Avenir Suisse calcule qu’en moyenne par année, chaque ménage paie environ 1000 francs de trop en raison du protectionnisme douanier. Fermer ses frontières ou limiter l’accès au territoire est une façon indirecte de limiter l’offre. Ce qui entraîne mécaniquement une augmentation du prix des matières premières agricoles sur le territoire national et vient pénaliser les secteurs qui les transforment, pour le marché intérieur ou international.

S’ajoutent à cela des injonctions contradictoires de l’Etat. D’un côté, il lance des campagnes pour expliquer aux citoyens qu’ils doivent manger plus sainement, en consommant notamment moins de viande, et de l’autre il subventionne par centaines de millions de francs la production et la distribution de produits dont il dénonce pourtant la consommation (sucre, viande, vin). Cette schizophrénie étatique doit cesser. C’est comme si le même acteur qui nous sermonne de faire le Dry January nous invitait ensuite à la Fête des vendanges de Neuchâtel. L’Etat se pense capable de nous dire qu’il est sain de s’abstenir, tout en étant le plus grand drogué du pays. Subventionner ou moraliser, il faut se décider!

Bastiat conclut sa lettre fictive en disant: «Cette circulaire […] sera la dernière. Désormais, pour faire prospérer l’agriculture, comptez sur vos efforts et non sur ceux de mes bureaucrates.» Souhaitons-lui d’être enfin écouté.

Vous avez une remarque ? Une lecture à me conseiller pour une prochaine chronique ? N’hésitez pas à me le faire savoir par e-mail à info@nicolasjutzet.ch.

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Schizophrénie agricole: subventionner ou moraliser, il faut se décider

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11.02.2024

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En 1848, l’essayiste français Frédéric Bastiat imagine une circulaire fictive qu’il publierait s’il était nommé ministre de l’Agriculture. Elle est d’une actualité criante, à l’heure des révoltes agricoles qui traversent l’Europe et dénoncent les monstres bureaucratiques auxquels les agriculteurs font face: «Un heureux hasard m’a suggéré une pensée qui ne s’était jamais présentée à l’esprit de mes prédécesseurs; c’est que vous appartenez comme moi à l’espèce humaine. Vous avez une intelligence pour vous en servir, et, de plus, cette source véritable de tous progrès, le désir d’améliorer votre condition.»

Avec cette dénonciation de la bureaucratie infantilisante des politiques agricoles, Bastiat pose une........

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