Cette question paraît bien théorique, mais elle a d’importantes implications. Il s’agit de savoir si notre sentiment de former une société authentique est bien fondé ou s’il relève en bonne partie de l’illusion. Une telle question aurait eu beaucoup moins de pertinence au XIXe siècle, lorsque la population canadienne-française était relativement homogène, en grande majorité rurale, liée par de fortes solidarités communautaires, appuyée sur le catholicisme et la promesse de la survivance. Ces conditions n’existent plus. Ont-elles été remplacées ?

Une véritable totalité ou un assemblage artificiel ? Chacun conçoit sommairement qu’une société se caractérise par une cohérence née de l’intégration, un mécanisme doté de pouvoirs de gouvernance (État ou autre), un ensemble de secteurs ou de sphères d’activité en interaction, un important noyau de population enracinée dans un territoire. On imagine aussi qu’elle est engagée dans un devenir activé par les orientations de l’État, elles-mêmes portées par les citoyens, ce qui autorise à parler de choix ou de projet de société. Enfin, il importe que le tout soit orchestré par une vision d’ensemble. Or, si on examine le Québec actuel dans chacune de ses composantes, qu’observe-t-on ?

La sphère économique. Notre économie est composée de multiples entreprises industrielles, commerciales, financières et autres. Mais quelle part les Québécois en contrôlent-ils vraiment ? Nous savons qu’elle est mince et qu’elle ne cesse de régresser. Les frontières économiques sont éclatées, les principaux centres de décision sont ailleurs. Il suffit de voir les courbettes auxquelles se livre présentement notre gouvernement (jusqu’à infléchir ses règles environnementales) pour accommoder une multinationale. En plus, l‘endettement de l’État auprès des gros prêteurs internationaux restreint considérablement sa marge de manoeuvre. Parallèlement, venue de partout et de nulle part, l’intelligence artificielle (IA) s’apprête à bousculer nos vies en profondeur — qui l’avait demandé ?

Les « productions » culturelles. Dans de nombreux secteurs, nos créateurs visent de plus en plus les marchés extranationaux. Qui les en blâmera ? En conséquence, les titres et les contenus des films, des chansons, des spectacles sont de plus en plus anglicisés et désincarnés. Les « produits » que nous consommons viennent eux-mêmes en grande partie de l’extérieur.

La politique. Notre État, en tant que membre du Canada, a vu une grande partie de son autorité se déplacer vers de puissants organismes, comme l’ONU, la Banque mondiale, le Fonds monétaire international et d’autres. Il doit aussi se défendre continuellement contre les empiètements du gouvernement fédéral. Néanmoins, il se pose comme le centre du pouvoir, maître et arbitre du sort de la nation. Mais nous sommes bien conscients de l’étroitesse de son aire d’action et du poids de ses dépendances.

La base démographique. La population de jadis s’est beaucoup transformée. Elle est devenue très mobile. Elle s’est fragmentée en groupements divers, porteurs d’intérêts, d’aspirations et d’identités parfois entremêlés, parfois parallèles, parfois conflictuels. Elle s’est diversifiée sous l’effet de l’immigration, mais aussi sous celui de nouvelles formes d’individualisme jumelées à l’éclatement de vieilles perceptions et conventions jadis perpétuées par la coutume. Comme dans toutes les sociétés, encore une fois, elle est en perpétuel renouvellement dans ses genres de vie, ses usages, ses subdivisions — dernière mutation : les nouveaux « genres », les nouvelles orientations et identités sexuelles.

On pourrait trouver non seulement une illustration, mais une confirmation de ce qui précède dans le fait que la plupart des praticiens des sciences sociales ont renoncé à l’ambition d’appréhender globalement leur objet. La notion même de société globale a déserté le langage scientifique.

Ce bref survol n’apprendra évidemment rien à personne. J’en fais le rappel seulement pour attirer l’attention sur une réalité dont nous ne sommes peut-être pas assez conscients. Sous l’effet de ses fragmentations et de ses dislocations, cette société qui est la nôtre nous échappe de plus en plus. On en vient même à se demander si nous formons une véritable société. En quoi ses sphères sont-elles liées ? En quoi forment-elles un tout organique ? Ne sont-elles pas livrées aux vents imprévisibles de la planète ? Alors : un agrégat instable, éclaté, artificiel ?

La nation. Ce n’est heureusement pas le cas. Mais qu’est-ce qui nous en préserve ? La réponse tient en un mot : la culture, la culture profonde, c’est-à-dire : le sentiment d’appartenance, l’identité, la langue, les valeurs et mythes fondateurs, la mémoire, les traditions, les rêves, les visions de l’avenir ainsi que le religieux là où il vit ou survit. Cet ensemble a un nom : la nation. C’est elle qui soude les morceaux. Elle crée le « nous », elle lui donne vie, cohésion et racines. Et c’est l’une des raisons pour lesquelles elle doit durer. La nation n’a pas toujours été définie de cette façon, elle y est venue surtout avec la mondialisation.

Est-ce que cette vision de la nation accorde trop de poids à la culture — verse-t-elle dans le « culturalisme » ? Je crois simplement reconnaître la fonction essentielle, plus éminente que jamais, qu’elle remplit.

Mais la nation, avec ses fondements culturels, résistera-t-elle encore longtemps aux forces centrifuges ? Continuera-t-elle à reproduire les conditions nécessaires à notre démocratie et à la vie de nos institutions ? Est-elle vouée à une érosion, à un morcellement continu ? La réponse à ces questions tient pour une bonne part à notre capacité et à notre volonté de nous montrer solidaires, fidèles à nos valeurs et désireux de poursuivre en Amérique une aventure improbable de quatre siècles d’adversité et de résistance, de ténacité, de créativité et de patience.

Au début de la nouvelle année, peut-être devrions-nous tous nous demander : qu’ai-je fait pour notre culture et pour notre nation au cours des douze derniers mois ?

Ce texte fait partie de notre section Opinion, qui favorise une pluralité des voix et des idées en accueillant autant les analyses et commentaires de ses lecteurs que ceux de penseurs et experts d’ici et d’ailleurs. Envie d’y prendre part? Soumettez votre texte à l’adresse opinion@ledevoir.com. Juste envie d’en lire plus? Abonnez-vous à notre Courrier des idées.

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Qu’est-ce qui soude le Québec?

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13.01.2024

Cette question paraît bien théorique, mais elle a d’importantes implications. Il s’agit de savoir si notre sentiment de former une société authentique est bien fondé ou s’il relève en bonne partie de l’illusion. Une telle question aurait eu beaucoup moins de pertinence au XIXe siècle, lorsque la population canadienne-française était relativement homogène, en grande majorité rurale, liée par de fortes solidarités communautaires, appuyée sur le catholicisme et la promesse de la survivance. Ces conditions n’existent plus. Ont-elles été remplacées ?

Une véritable totalité ou un assemblage artificiel ? Chacun conçoit sommairement qu’une société se caractérise par une cohérence née de l’intégration, un mécanisme doté de pouvoirs de gouvernance (État ou autre), un ensemble de secteurs ou de sphères d’activité en interaction, un important noyau de population enracinée dans un territoire. On imagine aussi qu’elle est engagée dans un devenir activé par les orientations de l’État, elles-mêmes portées par les citoyens, ce qui autorise à parler de choix ou de projet de société. Enfin, il importe que le tout soit orchestré par une vision d’ensemble. Or, si on examine le Québec actuel dans chacune de ses composantes, qu’observe-t-on ?

La sphère économique. Notre économie est composée de multiples entreprises industrielles, commerciales, financières et autres. Mais quelle part les Québécois en contrôlent-ils vraiment ? Nous savons qu’elle est mince et qu’elle ne cesse de régresser. Les frontières économiques sont éclatées, les principaux centres de décision sont ailleurs. Il suffit de voir les courbettes........

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