A l’issue d’une commission mixte paritaire où les concessions faites au parti Les Républicains, lui-même relais des idées du Rassemblement national, la loi Darmanin sur l’immigration a été adoptée dans une version raciste et xénophobe. Delphine Rouilleault, directrice de France Terre d’Asile, revient sur cette séquence politique et quelques-unes des mesures du texte.

Quelle est votre réaction à l’adoption de la loi Darmanin sur l’immigration hier ?

Nous sommes scandalisés par l’adoption de ce texte. Nous sommes inquiets pour les conséquences que toute une série de dispositions vont avoir sur la vie quotidienne des étrangers en France, qu’ils soient en situation régulière ou en situation irrégulière, inquiets pour le respect des droits fondamentaux, et des procédures d’asile.

Considérez-vous qu’il s’agit d’un moment de basculement ?

Oui, car c’est la première fois qu’on voit les idées du Rassemblement national (RN) à ce point validées par des formations politiques dites « républicaines ».

De plus, quand bien même le Conseil constitutionnel invaliderait une partie des dispositions votées, le mal est fait. Le poison s’instille progressivement dans l’esprit des Français : la libération d’une parole xénophobe est possible, la préférence nationale est un sujet de discussion comme un autre.

Tout cela prendra le pas sur la promulgation de la loi, indépendamment de l’effet juridique de la décision du Conseil constitutionnel. De cette séquence ressortiront des arguments supplémentaires pour ceux qui veulent réformer la Constitution dans un sens xénophobe.

Considérez-vous que les députés de gauche n’auraient pas dû voter la motion de rejet ?

Nous n’avons jamais imaginé que le texte sorti de la commission des lois à l’Assemblée nationale était le point d’équilibre pour Les Républicains. Il aurait de toute façon fallu une commission mixte paritaire en bout de course.

La seule responsabilité est celle qui incombe aux députés qui ont voté cette loi.

La nouvelle loi prévoit que les étrangers devront attendre cinq ans avant de pouvoir prétendre aux allocations familiales et aux aides personnalisées au logement (APL), délai ramené à deux ans et demi s’ils travaillent et trois mois pour les APL. La Première ministre Elisabeth Borne se défend d’avoir inscrit dans la loi la préférence nationale. Qu’en pensez-vous ?

Il ne faut pas se laisser avoir par les éléments de langage du gouvernement qui utilise la figure de Michel Rocard. Celui-ci, quand il était Premier ministre, avait en effet instauré un délai de carence pour les étrangers dans l’accès à certaines prestations comme le RMI (voir notre entretien avec le chercheur Antoine Math).

D’abord, il n’y a aucune raison d’être fier de cet héritage.

Ensuite, les APL et les allocations familiales vont désormais être versées différemment selon qu’on est Français ou étranger extra-européen.

La différence entre les étrangers qui travaillent et ceux qui ne travaillent pas, dont se prévaut Elisabeth Borne, sera concrètement inapplicable et difficile à contrôler. Va-t-on demander aux agents des caisses d’allocation familiale (Caf) de devenir des agents de contrôle permanent, face à des personnes dont le contrat de travail se termine, qui reprennent un emploi, etc. ? Ce n’est pas à cela que sert la Sécurité sociale.

Donc oui, il s’agit bien de préférence nationale. Le Rassemblement national ne s’y est d’ailleurs pas trompé, qui s’est félicité de l’adoption de cette mesure. Le fait de le nier est, pour le gouvernement, un moyen de ne pas assumer une tache qui restera indélébile.

D’autres mesures comme la remise en cause de l’automaticité du droit du sol ou le retour du délit de séjour irrégulier sont alarmantes. Qu’en est-il en matière d’asile ?

Outre la réforme des procédures, qui soulève nombre de questions, trois mesures nous inquiètent.

Une série de dispositions changent la nature du régime de rétention pour les demandeurs d’asile. Jusqu’à présent, les autorités sont censées ne placer en rétention que les personnes qui présentent une perspective raisonnable d’éloignement. Sinon, la rétention s’apparente à de l’incarcération.

Avec le nouveau texte, pourront être enfermées les personnes entrées irrégulièrement – c’est le cas de très nombreuses personnes qui déposent ensuite une demande d’asile – et qui n’auraient pas eu le temps de déposer leur demande d’asile avant d’être interpellées par la police, par exemple. En centre de rétention, ils pourront déposer une demande d’asile mais elle sera traitée de manière expéditive. Le recours en cas de rejet ne serait pas suspensif.

Il y a ensuite deux dispositions très graves sur l’hébergement.

L’une prévoit la sortie immédiate des déboutés du droit d’asile des hébergements que gèrent les associations comme la nôtre, les CADA (Centre d’accueil pour demandeurs d’asile) notamment. Selon la loi, il faudrait désormais, et à moins de pouvoir justifier d’une vulnérabilité particulière, qu’on remette à la rue des déboutés du droit d’asile sans avoir eu le temps de leur trouver une solution alternative.

Autre disposition, qui concerne cette fois l’hébergement d’urgence généraliste, celui auquel on accède par le 115. Dans la loi telle qu’elle vient d’être adoptée, il est dit que seules les personnes en attente de leur éloignement pourront y rester.

Mais cette rédaction est floue, car cette situation ne recouvre aucune réalité administrative. Comment vérifier que les personnes sont en attente d’éloignement ? Va-t-on demain demander aux associations qui gèrent ces centres généralistes de contrôler la situation administrative des personnes qu’elles hébergent ?

Le risque n’est rien moins que la remise en cause de l’inconditionnalité de l’hébergement d’urgence, qui est un principe fondamental.

La régularisation des travailleurs sans-papiers, censée être la jambe gauche du texte, a été réduite à une portion très congrue. Comment avancer sur ce dossier désormais ?

Nous sommes favorables à la régularisation des travailleurs sans-papiers, et à la fin de cette hypocrisie folle qui consiste à laisser les personnes travailler en situation irrégulière, en leur interdisant l’accès à la protection sociale.

La mesure initiale était déjà extrêmement restrictive. Malgré cela, et au-delà du symbole, elle étendait les possibilités de régularisation, en éloignant le salarié de la domination de son employeur et de l’arbitraire préfectoral, puisque la rédaction initiale prévoyait une régularisation de plein droit.

Là, dans les faits, la régularisation reste à la main des autorités préfectorales. La circulaire Valls permettait déjà, et permettrait si elle était appliquée avec plus d’ouverture d’esprit dans certains territoires, davantage de régularisations. Le texte actuel ne constitue donc nullement une avancée.

Qu’allez-vous faire ?

En tant qu’acteur associatif, nous apporterons notre contribution aux travaux du Conseil constitutionnel qui a été saisi. Et comme partie prenante de la société civile, nous continuerons à défendre l’idée qu’un autre modèle d’accueil et d’intégration est possible dans notre société.

QOSHE - « Le vote de la loi immigration est un point de bascule » - Recueilli Par Céline Mouzon
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« Le vote de la loi immigration est un point de bascule »

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20.12.2023

A l’issue d’une commission mixte paritaire où les concessions faites au parti Les Républicains, lui-même relais des idées du Rassemblement national, la loi Darmanin sur l’immigration a été adoptée dans une version raciste et xénophobe. Delphine Rouilleault, directrice de France Terre d’Asile, revient sur cette séquence politique et quelques-unes des mesures du texte.

Quelle est votre réaction à l’adoption de la loi Darmanin sur l’immigration hier ?

Nous sommes scandalisés par l’adoption de ce texte. Nous sommes inquiets pour les conséquences que toute une série de dispositions vont avoir sur la vie quotidienne des étrangers en France, qu’ils soient en situation régulière ou en situation irrégulière, inquiets pour le respect des droits fondamentaux, et des procédures d’asile.

Considérez-vous qu’il s’agit d’un moment de basculement ?

Oui, car c’est la première fois qu’on voit les idées du Rassemblement national (RN) à ce point validées par des formations politiques dites « républicaines ».

De plus, quand bien même le Conseil constitutionnel invaliderait une partie des dispositions votées, le mal est fait. Le poison s’instille progressivement dans l’esprit des Français : la libération d’une parole xénophobe est possible, la préférence nationale est un sujet de discussion comme un autre.

Tout cela prendra le pas sur la promulgation de la loi, indépendamment de l’effet juridique de la décision du Conseil constitutionnel. De cette séquence ressortiront des arguments supplémentaires pour ceux qui veulent réformer la Constitution dans un sens xénophobe.

Considérez-vous que les députés de gauche n’auraient pas dû voter la motion de rejet ?

Nous n’avons jamais imaginé que le texte sorti de la commission des lois à l’Assemblée nationale était le........

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