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Qui dit sorcière, dit balai. L'étonnante histoire du 588e régiment de bombardiers de nuit de l'armée de l'air soviétique ne fait pas exception à la règle. À ceci près qu'on y parle de manches à balai et que les sorcières en question avaient plutôt tendance à lancer des bombes que des sorts.

Leur histoire commence le 22 juin 1941, lorsqu'Adolf Hitler s'assied brutalement sur le Pacte germano-soviétique. Signé le 23 août 1939 entre le Troisième Reich et l'URSS, soit quelques jours avant le début de la Seconde Guerre mondiale, l'accord allait largement au-delà du pacte de non-agression: à la neutralité russe dans le conflit s'ajoute une série de protocoles secrets conçus pour distinguer deux zones d'influence en Europe, l'une contrôlée par l'Allemagne nazie, l'autre par l'Union soviétique.

Mais au début de l'été 1941, Joseph Staline découvre à ses dépends que le chancelier Adolf Hitler n'est pas exactement un partenaire fiable lorsque le Troisième Reich déclenche brutalement l'opération Barbarossa, une immense offensive qui prend l'Armée rouge au dépourvu, au point que ses unités se font grosso modo rouler dessus au sol comme dans les airs.

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Au soir du 22 juin 1941, l'aviation russe a déjà perdu près de 2.000 appareils et à peu près autant de pilotes –de quoi faire passer l'attaque de Pearl Harbor pour une aimable plaisanterie. Rongée par la puissance de feu ennemie, surprise et désorganisée, l'Armée rouge recule sans pouvoir enrayer une avancée qui semble inexorable.

C'est dans ce contexte –disons pas top– que de gros paquets de lettres commencent à parvenir au Kremlin, toutes signées par des pilotes en herbe qui disent vouloir s'engager dans l'armée de l'air soviétique. Avec une petite particularité: toutes sont envoyées par des femmes qui répondent à l'appel d'une figure de l'aviation russe, Marina Raskova.

Célèbre pour ses records sportifs, celle que les journaux occidentaux ont longtemps comparée à l'aviatrice américaine Amelia Earhart est tout sauf une inconnue en Russie. Pilote chevronnée, la jeune Moscovite affiche une collection de records de distance qu'aucun aviateur n'a été en mesure de battre. Au lendemain de l'invasion nazie, Marina Raskova pèse de tout son poids auprès du camarade Staline pour le pousser à intégrer des femmes dans l'armée de l'air.

Ce timbre russe émis en mars 2012 commémore le centenaire de la naissance de l'aviatrice soviétique Marina Raskova (1912-1943), fondatrice de trois régiments d'aviation entièrement féminins durant la Seconde Guerre mondiale. | Russian Post, Publishing and Trade Centre «Marka» / A. Gribkova / Dmitry Ivanov via Wikimedia Commons

Si la ligne soviétique prône officiellement l'égalité entre les sexes, l'Armée rouge ne fait pourtant pas tellement mieux qu'ailleurs. À quelques exceptions près, les femmes y occupent des postes d'auxiliaires: santé, transmissions, etc.

Dans l'armée de l'air en particulier, l'atmosphère tient du refrain de Charlélie Couture: «Comme un avion sans elles.» Des femmes près des pistes, et puis quoi encore? Beaucoup d'officiers russes s'étouffent à l'idée même de voir l'une d'entre elles s'approcher d'une carlingue pour autre chose qu'y servir un thermos de café au pilote.

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Du côté du Kremlin, on va pourtant franchir le pas. Si la campagne de Marina Raskova porte ses fruits, c'est certes parce que Joseph Staline réalise qu'il tient là le sujet d'une belle campagne de propagande; mais le dictateur n'en annonce pas moins la création en octobre 1941 du groupe d'aviation n°122, composé de trois régiments entièrement féminins, des pilotes aux mécaniciennes. Le 586e est destiné à la chasse, le 587e aux opérations de bombardement lourds et le 588e NBAP aux missions de bombardement nocturnes, considérées comme les plus ingrates et les plus risquées.

À la tête de ce dernier, la major Ievdokia Berchanskaïa sélectionne une centaine de candidates. Ouvrières, ingénieures, étudiantes... Toutes partagent un point commun –elles ont la vingtaine– et une idée fixe: cartonner du nazi. Le 12 juin 1942, la Russie devient le premier pays du monde à envoyer officiellement des aviatrices au combat. Mais encore faut-il voir dans quelles conditions.

Maria Smirnova (debout, cheffe d'escadrille), Ievdokia Berchanskaïa (à gauche, commandante) et Polina Gelman (en bas à droite, pilote), toutes trois membres du 588e régiment d'aviation de bombardement de nuit de l'Armée rouge, puis «héroïnes de l'Union soviétique» après leur engagement entre 1942 et 1945. | Auteur inconnu via Wikimedia Commons

Côté entraînement, c'est expéditif. Les pilotes ont été formées en huit mois à des techniques de pilotage et de navigation qui en réclament au bas mot vingt-quatre. Côté équipement, c'est sommaire. Les uniformes masculins qu'on leur a refilés sont deux fois trop larges et les aviatrices doivent bourrer leurs bottes de papier journal pour marcher normalement. Côté matériel, c'est... rustique, pour le dire gentiment.

Preuve que la naissance des trois régiments féminins tient plus du coup de com' qu'autre chose, l'Armée rouge refourgue à ses aviatrices de vieux biplans en toile et en contreplaqué, des Polikarpov Po-2 initialement conçus pour balancer des insecticides sur les champs de maïs.

Un avion biplan Polikarpov Po-2, produit en URSS de 1928 jusqu'aux années 1950 et utilisé par le 588e NBAP de l'armée de l'air soviétique lors de la Seconde Guerre mondiale. | Douzeff via Wikimedia Commons

Le Polikarpov Po-2 ne dispose d'aucune liaison radio. Pour ce qui est des instruments de navigation, ça se résume à deux fois deux yeux, une carte, un stylo et une boussole. Pour se coordonner, on fait avec les moyens du bord: des signaux lumineux, à la lampe de poche. Pas de parachute, évidemment: non seulement c'est trop lourd, mais les Po-2 volent de toute façon trop bas pour qu'on ait le temps de le déployer en cas de problème.

Le cockpit est ouvert. L'été, passe encore. Mais l'hiver, cela veut dire qu'on se prend un vent glacé en pleine poire. Vous me direz que les zincs ne dépassent pas 120 km/h, certes, mais on voudrait bien vous y voir dans la nuit russe de janvier ou de février. Quant au chargement de bombes, il atteint le nombre extravagant de... deux unités, une sous chaque aile. Enfin six, en comptant les quatre bombinettes que les navigatrices parviennent à se caler sur les genoux, des engins qui tiennent plus de la grenade à main que de la MOAB («mère de toutes les bombes»).

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En gros, chaque appareil est un cercueil à deux places, avec des roues de vélo, un moteur de tondeuse et une hélice, qui vole essentiellement grâce à la force de conviction de ses deux occupantes. Mais comme on a écrit «bombardier» dessus au pochoir, ça va. Ce qui ne va pas empêcher le 588e régiment d'aviation de flanquer une sainte pétoche à toute l'armée allemande.

Avec un sens tactique indéniable, les commandantes du 588e NBAP vont transformer leurs faiblesses en forces. Les premières renvoient à leur vitesse et à leur altitude extrêmement basses. Mortel en plein jour, ce double problème est en partie compensé la nuit, lorsque l'obscurité complique la tâche des batteries antiaériennes allemandes. Il permet surtout de contrebalancer le petit nombre de bombes embarquées en jouant sur la précision des frappes et sur le nombre de sorties: en dépit de la peur et de l'épuisement, les jeunes femmes du 588e NBAP multiplient les rotations, jusqu'à dix-huit chaque nuit l'hiver, quand l'obscurité les protège plus longtemps.

Quant à leurs tactiques de vol, on ne fait pas plus barge, mais pas plus futé. Les avions volent par groupe de trois. À chaque passe, deux appareils sont chargés d'attirer les projecteurs en servant d'appât, tandis que le troisième plonge à basse altitude en... coupant son moteur. C'est éminemment hasardeux dans la mesure où rien ne dit que cette saleté de mécanique voudra bien redémarrer, mais c'est malin en diable.

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Chaque Po-2 franchit en planant les quelques centaines de mètres qui le séparent encore de sa cible sans aucun bruit ou presque. Depuis le sol, c'est tout juste si on peut distinguer le sifflement du vent sur la toile. Et si on l'entend, c'est en général trop tard: les bombes sont déjà lâchées. Et vu d'en dessous, elles ne semblent pas si légères que ça, finalement.

Très vite, le bruit presque soyeux qui caractérise les attaques incroyablement risquées des pilotes du 588e NBAP portent sur les nerfs des sentinelles allemandes. Les rumeurs vont bon train, en temps de guerre et partout sur le front. On se passe le mot en comparant ce son feutré à celui que feraient le vent à travers la paille du balai d'une sorcière. Les aviatrices soviétiques y gagnent un surnom, en allemand: les Nachthexen, littéralement les «sorcières de la nuit».

Le plus beau dans tout ça, c'est que le déploiement de ces espèces de tondeuses volantes vire à la purge pour les forces du Troisième Reich. Alors que les Po-2 affichent un blindage de biscotte et que la moindre balle traçante les transformerait en feu de joie, les chasseurs de la Luftwaffe (l'armée de l'air allemande) n'arrivent pas à les descendre parce qu'ils ne vont tout simplement pas assez vite.

À 120 km/h, les aviatrices russes ont déjà poussé tous les taquets. Mais à 120 à l'heure, un Messerschmitt Bf 109, ben... ça atterrit ou ça se casse la gueule. Du sol, ça n'est pas tellement plus simple. Silencieux, les vols des sorcières posent bien des problèmes aux batteries antiaériennes du Reich, conçues pour à peu près tout sauf pour tirer sur des appareils destinés à l'épandage.

Preuve des difficultés que rencontre l'armée allemande: à la moindre «sorcière» abattue, l'heureux gagnant peut compter sur la croix de fer, l'une des décorations les plus prestigieuses du Reich. Mais rien n'y fait et l'effet psychologique des attaques est si désastreux que la Luftwaffe finit par ressortir ses vieux appareils des hangars, juste pour pouvoir affronter les Nachthexen.

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Sans exagérer un rôle qui reste marginal à l'échelle du conflit, le constat demeure: alors que tout le monde s'était payé la fiole des aviatrices de l'Armée rouge, considérées comme de simples faire-valoir jusque dans leur propre camp, les «sorcières de la nuit» ont enchaîné près de 23.700 sorties, lâché 3.000 tonnes de bombes, démoli dix-sept ponts, neuf trains, deux gares, quarante-six dépôts, douze réservoirs de carburant, un avion, deux barges et soixante-seize voitures.

Trente-et-une d'entre elles y ont laissé leur peau[1] et vingt-trois ont reçu le titre suprême d'héroïnes de l'Union soviétique. D'abord déployées dans le Caucase, les «sorcières» se sont battues en Crimée, en Biélorussie, en Pologne et jusqu'en Allemagne.

À la fin de la guerre, leur régiment est le plus décoré de toute l'aviation soviétique. À l'été 1945, pourtant, au moment de choisir les unités appelées à défiler à Moscou pour la grande parade de la victoire, les Nachthexen sont bizarrement écartées de la cérémonie. Excuse avancée: leurs avions n'étaient pas assez rapides.

1 — Dont Marina Raskova, morte près de Saratov dans une tempête de neige le 4 janvier 1943, pendant la bataille de Stalingrad. Retourner à l'article

QOSHE - Les «sorcières de la nuit», le sortilège volant de Staline face aux nazis - Jean-Christophe Piot
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Les «sorcières de la nuit», le sortilège volant de Staline face aux nazis

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03.01.2024

Temps de lecture: 8 min

Qui dit sorcière, dit balai. L'étonnante histoire du 588e régiment de bombardiers de nuit de l'armée de l'air soviétique ne fait pas exception à la règle. À ceci près qu'on y parle de manches à balai et que les sorcières en question avaient plutôt tendance à lancer des bombes que des sorts.

Leur histoire commence le 22 juin 1941, lorsqu'Adolf Hitler s'assied brutalement sur le Pacte germano-soviétique. Signé le 23 août 1939 entre le Troisième Reich et l'URSS, soit quelques jours avant le début de la Seconde Guerre mondiale, l'accord allait largement au-delà du pacte de non-agression: à la neutralité russe dans le conflit s'ajoute une série de protocoles secrets conçus pour distinguer deux zones d'influence en Europe, l'une contrôlée par l'Allemagne nazie, l'autre par l'Union soviétique.

Mais au début de l'été 1941, Joseph Staline découvre à ses dépends que le chancelier Adolf Hitler n'est pas exactement un partenaire fiable lorsque le Troisième Reich déclenche brutalement l'opération Barbarossa, une immense offensive qui prend l'Armée rouge au dépourvu, au point que ses unités se font grosso modo rouler dessus au sol comme dans les airs.

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Au soir du 22 juin 1941, l'aviation russe a déjà perdu près de 2.000 appareils et à peu près autant de pilotes –de quoi faire passer l'attaque de Pearl Harbor pour une aimable plaisanterie. Rongée par la puissance de feu ennemie, surprise et désorganisée, l'Armée rouge recule sans pouvoir enrayer une avancée qui semble inexorable.

C'est dans ce contexte –disons pas top– que de gros paquets de lettres commencent à parvenir au Kremlin, toutes signées par des pilotes en herbe qui disent vouloir s'engager dans l'armée de l'air soviétique. Avec une petite particularité: toutes sont envoyées par des femmes qui répondent à l'appel d'une figure de l'aviation russe, Marina Raskova.

Célèbre pour ses records sportifs, celle que les journaux occidentaux ont longtemps comparée à l'aviatrice américaine Amelia Earhart est tout sauf une inconnue en Russie. Pilote chevronnée, la jeune Moscovite affiche une collection de records de distance qu'aucun aviateur n'a été en mesure de battre. Au lendemain de l'invasion nazie, Marina Raskova pèse de tout son poids auprès du camarade Staline pour le pousser à intégrer des femmes dans l'armée de l'air.

Ce timbre russe émis en mars 2012 commémore le centenaire de la naissance de l'aviatrice soviétique Marina Raskova (1912-1943), fondatrice de trois régiments d'aviation entièrement féminins durant la Seconde Guerre mondiale. | Russian Post, Publishing and Trade Centre «Marka» / A. Gribkova / Dmitry Ivanov via Wikimedia Commons

Si la ligne soviétique prône officiellement l'égalité entre les sexes, l'Armée rouge ne fait pourtant pas tellement mieux qu'ailleurs. À quelques........

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