Le 21 mars 2024, le Sénat a refusé avec 211 voix contre 44, de ratifier l’accord élaboré par le gouvernement dans le cadre du CETA. Même si ce vote n’a qu’une portée symbolique en attendant la navette parlementaire, ce refus confirme le profond malaise (renforcé par la crise agricole et l’accroissement des prix de l’énergie) autour des accords de libre-échange.

Ces derniers consolidés depuis le remplacement du GATT par l’OMC en 1994, concernent désormais tous les aspects du système économique mondial, allant de l’agriculture aux biens et services dans toute leur diversité sans oublier les marchés publics qui ont été rajoutés aux traités dits « de nouvelle génération » depuis la création du CETA en 2016.

Dès le milieu des années 1990, les traités de libre-échange orchestrés par l’OMC entre les nouvelles zones intégrées du commerce mondial (UE, ALENA, MERCOSUR, ANZERTA et les nombreux marchés asiatiques) reposent essentiellement sur deux concepts.

D’une part, la dérégulation menée dans tous les secteurs par la toute-puissance du Marché. D’autre part, l’accroissement d’un modèle productif avec des effets importants autant sur les modèles agricoles (encore très hétérogènes sur l’ensemble de la planète) que sur les systèmes industriels.

Les traités de libre-échange sont aujourd’hui signés majoritairement au niveau de grands espaces commerciaux qui dépassent les cadres institutionnels de chaque nation. Les années 1990 accentuent le phénomène de la mondialisation en créant de vastes zones intégrées dans le commerce mondial et en les soudant dès 1995 avec l’OMC, outil qui ne cesse de se perfectionner autour des principes libéraux.

Lorsque le grand marché européen se constitue en 1992, les Etats-Unis s’empressent deux ans plus tard de s’unir au Canada et au Mexique pour créer la plus grande zone de libre-échange de la planète, l’ALENA. Une année plus tard 5 pays de l’Amérique latine vont constituer un nouveau marché commun, certes imparfait mais efficace dans le domaine commercial en créant le MERCOSUR.

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Ce sont de nouveaux accords envisagés entre l’UE et cette zone qui se sont ajoutés dernièrement à la colère des agriculteurs. Le traité de libre-échange conclu entre les deux zones le 28 juin 2019 est toujours en attente de ratification.

Même si les mesures envisagées ont été ajournées par le président Macron le 1er février 2024, les négociations se poursuivent car l’objectif est de supprimer progressivement l’ensemble des droits de douanes au niveau des importations et exportations (agriculture, biens industriels, marchés publics etc).

Les tensions dans le domaine agricole concernent à la fois les inégalités relatives aux règles sanitaires et environnementales et le projet d’importations d’un nombre non négligeable de produits comme 159 000 tonnes de viande bovine,180 000 tonnes de volailles diverses, 45 000 tonnes de miel, 60 000 tonnes de riz ou encore 180 000 tonnes de sucre. D’autres accords viennent d’être signés par le Parlement Européen avec le Chili et le Kenya.

L’accroissement des modèles productifs déstabilise les écosystèmes sur l’ensemble de la planète et ne résout pas le fossé qui se creuse entre les écarts de revenus. Ce constat reste accablant dans la zone du MERCOSUR où la déforestation de l’Amazonie a fragilisé considérablement la biodiversité, mis en danger les refuges des tribus indiennes et précipité l’émission des gaz à effet de serre.

Parallèlement, la vie urbaine ne s’est pas améliorée ; le réseau de recherche Penssan révèle que la perte d’emplois et l’accroissement de l’endettement des ménages brésiliens constituent les critères qui freinent l’accès à la nourriture. Fin 2022, 59 % de la population faisait face à l’insécurité alimentaire.

En Argentine (deuxième grande puissance du MERCOSUR) le taux de pauvreté en hausse depuis 2017, atteint 42 % de la population en 2020. Si en France la situation n’est pas comparable, il n’est pas inutile de rappeler les écarts de revenus qui frappent le milieu agricole ; les revendications salariales ont amplifié les mouvements de contestation.

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En accentuant la dérégulation, les accords de libre-échange attribuent aux zones intégrées du commerce mondial, le pouvoir que les systèmes nationaux et territoriaux ont perdu. Les accords se sont concentrés sur les secteurs regroupant l’ensemble des biens communs et de ce fait, celui de l’énergie. Ce marché, entièrement libéralisé dans la zone UE entre 1999 et 2007 a entraîné la France dans une situation particulière ; doté de nombreuses centrales nucléaires, le groupe EDF produit 67,1 % de l’énergie électrique nécessaires aux besoins du territoire.

Cette production moins onéreuse que celle provenant des autres sources d’énergie (traditionnelles ou durables) défavorise les concurrents d’EDF. Cette situation jugée inacceptable dans un cadre concurrentiel a été à l’origine de la loi Nome adoptée en 2009, instaurant le procédé nommé Arenh (Accès régulé à l’électricité nucléaire historique) qui permet aux concurrents d’EDF d’acheter une partie de l’électricité produite par le groupe à un prix faible pour la revendre plus cher.

Ces incohérences touchent également les entreprises reliées traditionnellement à l’État dans le vaste domaine des investissements publics. En évoluant vers les accords de nouvelle génération depuis l’instauration du CETA en 2016, tout appel d’offres dans le domaine des marchés publics doit être lancé au niveau mondial afin de ne pas favoriser les entreprises situées sur le territoire national.

Ces exemples très divers selon les pays démontrent que les traités de libre-échange nuisent considérablement aux modèles agricoles et ne sont pas compatibles à la mise en place de politiques industrielles adaptés aux différents systèmes économiques et sociaux.

Si la dérégulation accompagnée d’un accroissement des modèles productifs augmente les déséquilibres territoriaux et environnementaux, en renforçant les incohérences économiques et sociales, faut-il pour autant abandonner les traités de libre-échange ?

Cette question est aujourd’hui au centre des débats organisés dans le cadre des prochaines élections européennes, S’il semble difficile de revenir à un protectionnisme qui transformerait les projets d’autonomie en utopie, il n’est pas trop tard pour revoir la conception des traités de libre-échange qui aujourd’hui anéantissent l’ensemble des politiques structurelles.

La dépolitisation de l’économie mondiale orchestrée depuis le retour des idées libérales a montré combien il était illusoire de faire confiance à la puissance du Marché. Ce dernier met en danger les démocraties en faisant croître les inégalités et les déséquilibres territoriaux qui pèsent dangereusement sur la préservation de la biodiversité et sur les populations les plus fragiles du globe.

Le temps n’est plus de prouver les effets nocifs du système productiviste qui assèche les terres et provoque au niveau humain un mouvement migratoire sans précédent. Aujourd’hui, il devient urgent de trouver des solutions, d’adapter des techniques réparatrices à chaque écosystème redonnant aux pouvoirs politiques les moyens nécessaires pour les mettre en place. Les mesures ne pourront pas être appliquées en dehors des systèmes de redistribution des revenus et sans la participation des différents acteurs au niveau des territoires.

Une autre forme de développement doit être mise en place afin de créer une synergie adaptée à un mode de croissance réfléchi mené par des acteurs responsables. De nombreux exemples appuyés sur l’économie sociale et solidaire et sur la revalorisation des territoires dans de nombreux pays montrent que c’est possible, que ce n’est pas du rêve.

Lorsque les équilibres sont détruits, le retour de la régulation n’est -il pas aussi indispensable que la préservation de l’eau potable pour ne pas faire disparaitre l’humanité ?

QOSHE - L’ordre libéral, le désordre général : la dérégulation commerciale, mère de tous les déséquilibres - Pascale Touratier
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L’ordre libéral, le désordre général : la dérégulation commerciale, mère de tous les déséquilibres

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15.04.2024

Le 21 mars 2024, le Sénat a refusé avec 211 voix contre 44, de ratifier l’accord élaboré par le gouvernement dans le cadre du CETA. Même si ce vote n’a qu’une portée symbolique en attendant la navette parlementaire, ce refus confirme le profond malaise (renforcé par la crise agricole et l’accroissement des prix de l’énergie) autour des accords de libre-échange.

Ces derniers consolidés depuis le remplacement du GATT par l’OMC en 1994, concernent désormais tous les aspects du système économique mondial, allant de l’agriculture aux biens et services dans toute leur diversité sans oublier les marchés publics qui ont été rajoutés aux traités dits « de nouvelle génération » depuis la création du CETA en 2016.

Dès le milieu des années 1990, les traités de libre-échange orchestrés par l’OMC entre les nouvelles zones intégrées du commerce mondial (UE, ALENA, MERCOSUR, ANZERTA et les nombreux marchés asiatiques) reposent essentiellement sur deux concepts.

D’une part, la dérégulation menée dans tous les secteurs par la toute-puissance du Marché. D’autre part, l’accroissement d’un modèle productif avec des effets importants autant sur les modèles agricoles (encore très hétérogènes sur l’ensemble de la planète) que sur les systèmes industriels.

Les traités de libre-échange sont aujourd’hui signés majoritairement au niveau de grands espaces commerciaux qui dépassent les cadres institutionnels de chaque nation. Les années 1990 accentuent le phénomène de la mondialisation en créant de vastes zones intégrées dans le commerce mondial et en les soudant dès 1995 avec l’OMC, outil qui ne cesse de se perfectionner autour des principes libéraux.

Lorsque le grand marché européen se constitue en 1992, les Etats-Unis s’empressent deux ans plus tard de s’unir au Canada et au Mexique pour créer la plus grande zone de libre-échange de la planète, l’ALENA. Une année plus tard 5 pays de l’Amérique latine vont constituer un nouveau marché commun, certes imparfait mais efficace dans le domaine commercial en créant le........

© Marianne


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