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Carl Schmitt et Friedrich von Hayek, les deux faces du projet libertarien

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07.11.2025

Près d’un siècle après la grande crise des années 1930, le capitalisme mondial traverse à nouveau aujourd’hui une crise multidimensionnelle, socio-économique et écologique, avec la montée de tensions géopolitiques, des guerres et une concurrence exacerbée entre grandes firmes et entre États. L’accès au pouvoir de régimes autoritaires, illibéraux et même d’extrême droite, signifie peut-être la probable fin d’un cycle, celui qui fut appelé néolibéral dans les années 1980-1990, parce qu’arrivent en plein jour les pensées et les politiques libertariennes. Parmi les racines intellectuelles de ce courant, nous mettrons le phare sur deux auteurs emblématiques : l’un juriste : Carl Schmitt, l’autre économiste : Friedrich von Hayek, qui jetèrent les bases du libertarisme, allant jusqu’à concevoir la fin de la démocratie, ou tout au moins, selon la formule actuelle, l’instauration d’une démocratie illibérale[1].

I- La théorisation de l’État autoritaire

Deux jours avant l’armistice du 11 novembre 1918, soit le 9 novembre, la République allemande fut proclamée dans la ville de Weimar et la constitution dite aussi de Weimar fut promulguée en 1919 en instituant une démocratie parlementaire à la place de la monarchie constitutionnelle. La République de Weimar exista de 1918 jusqu’à l’arrivée au pouvoir d’Hitler en 1933 C’est pendant cette période traversée de crises politiques et d’une grave crise monétaire en Allemagne que le juriste Carl Schmitt (1888-1985) se fit connaître par ses théories de l’État et de la constitution. Ses thèses firent écho aux premières formulations économiques de l’ordolibéralisme (que nous verrons plus loin). Elles furent contestées par un autre juriste allemand, Hermann Heller (1891-1933), sur le fond, et pas seulement parce que l’un adhéra au parti nazi et l’autre au parti social-démocrate.

En juillet 1932, sous la présidence de Paul von Hindenburg, le gouvernement central allemand dirigé par le chancelier Franz von Papen prend le contrôle de l’État libre de Prusse en dissolvant le parlement de celui-ci, en vertu de l’article 48 de la constitution de Weimar, au prétexte qu’il n’y avait pas de majorité parlementaire. Cette destitution est connue sous le nom du « coup de Prusse ».

Au mois de novembre suivant, Carl Schmitt prononça une allocution devant un parterre de patrons allemands réunis pour l’assemblée générale de l’« Union pour la défense des intérêts économiques communs en Rhénanie et Westphalie »[2].

Schmitt considère que l’extension de l’intervention économique de l’État et la mise en place progressive d’un État social fait de prestations sociales croissantes sous la pression des luttes ouvrières conduisent inexorablement à un « État total qui s’empare de toutes les affaires humaines »[3]. La cause de cette transformation structurelle qu’il rejette est la démocratie. Selon lui, l’État libéral du XIXe siècle a failli, il convient donc de remettre en cause la démocratie : « Il faut en finir avec elle, renoncer une bonne fois pour toutes au concept de souveraineté populaire hérité de Rousseau et de la Révolution française, assumer la rupture et prendre parti pour un État autoritaire, post-démocratique »[4]. Mais Schmitt soulève un paradoxe : l’État total, omni-présent, n’est qu’apparemment fort, il est en réalité faible parce que pluraliste. Il faut donc renverser la totalisation de la société par une « monopolisation autoritaire de la politique », antidote de la démocratie.

L’objectif est affirmé sans détours auprès des capitalistes : pour avoir une économie saine il faut un État véritablement fort :

« Ce que dit Schmitt aux patrons allemand, c’est au fond ceci : vous voulez "libérer" l’économie, vous voulez en finir avec l’interventionnisme de l’État social, avec une dépense publique excessive, avec les charges fiscales qui s’ensuivent, avec ce droit du travail qui vous entrave, etc. C’est entendu. Mais il faut bien vous rendre compte que, pour obtenir cela, c’est-à-dire un certain retrait de l’État hors de l’économie, il va vous falloir tout autre chose qu’un État minimal et neutre. Le paradoxe, c’est que pour avoir moins d’État, il va vous falloir en quelque sorte plus d’État. Si en effet l’expansion de l’État-providence tient à sa trop forte perméabilité aux pressions subalternes, alors seul un État fort serait en mesure de faire refluer ces intrusions perturbatrices et de se "désengager des choses non étatiques". Tel est l’axiome fondamental : la dépolitisation et un acte intensément politique. »[5]

Herman Heller voyait bien que derrière le discours de Schmitt se profilait une stratégie de libéralisme autoritaire : « procéder à une "désétatisation de l’économie" et à un "retrait de l’État hors de la politique sociale" par le biais d’une "étatisation dictatoriale" du champ politique »[6]. Avant même l’arrivée d’Hitler au pouvoir, le chancelier Papen accorda des « bons fiscaux » aux entreprises et autorisa des réductions de salaires pour les nouveaux embauchés.

Dans son article de 1943, l’économiste polonais Michal Kalecki expliquait que :

« Les raisons de l’opposition des "capitaines d’industrie" au plein emploi atteint par la dépense gouvernementale peuvent être subdivisées en trois catégories : (i) l’aversion contre l’immixtion gouvernementale dans le problème de l’emploi en tant que tel ; (ii) l’aversion contre la direction de la........

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