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«Nombreux sont ceux qui voient le temps comme une rivière au cours certain et tranquille. Mais moi, j'ai vu sa vraie nature et je peux vous le dire: ils se trompent. Le temps est comme un océan en pleine tempête.» Dans le jeu vidéo Prince of Persia: Les Sables du temps, sorti sur Playstation 2 et PC en 2003, c'est le credo du héros: le temps n'a rien de linéaire. Cette conviction s'explique par le fréquent usage par le prince sans nom d'une dague qui lui permet de remonter le temps ou de le ralentir.
Cette affirmation, Jordan Mechner, le créateur et programmeur américain du Prince of Persia initial (1989), scénariste du jeu Les Sables du temps mais aussi du film Disney du même nom tourné en 2010, l'a faite sienne. «C'est quelque chose que les gens qui ont vécu une grande catastrophe ont toujours en tête. Ils rêvent de pouvoir revenir en arrière», dit-il dans un très bon français en pensant aux membres de sa famille juive qui ont émigré aux États-Unis au moment de la Seconde Guerre mondiale.
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Dans le roman graphique Replay – Mémoires d'une famille, première BD qu'il signe seul après avoir scénarisé une adaptation de Prince of Persia en albums et une série historique –Templiers–, Jordan souligne subtilement l'existence d'échos temporels étranges qui traversent l'histoire tumultueuse de sa famille, les Mechner-Ziegler. Celle-ci se confond avec celle du XXe siècle.
Son grand-père Adolph est né dans la ville de Czernowitz qui, à l'époque, faisait partie de l'Autriche et a, depuis, appartenu à la Roumanie, l'Union soviétique puis l'Ukraine où elle est encore située aujourd'hui (appelée «Tchernivtsi»). Il a été soldat pendant la Première Guerre mondiale et a eu l'intuition, dès 1938, qu'il était dangereux pour sa famille et lui de rester plus longtemps en Autriche.
Commence alors une période incroyable où Adolph, avant de partir pour Cuba, fait un détour par la France pour laisser à sa sœur Lisa –un des personnages les plus admirables de Replay– Franzi, le père de Jordan. Pendant ce temps, Hedy, l'épouse d'Adolph, attend en Autriche son visa pour les États-Unis avec leur fille Johanna. Le grand-père de Jordan a tout consigné dans quatre classeurs contenant un millier de pages tapées sur une machine à écrire –on peut en lire ici l'introduction.
«Si j'ai appelé mon livre Replay, c'est parce que rejouer constitue la mécanique principale des jeux vidéo, souligne Jordan, mais aussi parce que j'ai parfois le sentiment de refaire des choses qui ont eu lieu avant ma naissance. Des thèmes se répètent comme celui de la transmission, le fait de changer de pays, recommencer pour essayer de construire quelque chose de nouveau. Il y a les portes que ça ouvre et les choses qu'on laisse derrière. Et aussi le fait de se sentir un peu étranger dans son propre pays. Ça m'est arrivé enfant sans que je sache pourquoi. Je vivais à New York, j'étais pourtant américain. Mais, au fond de moi, je me sentais différent, peut-être parce que mon père était étranger, que ma famille était juive et que j'aimais les jeux vidéo avant que ça ne devienne mainstream.»
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Rencontré au Comic Con de San Diego, le dessinateur français Lewis Trondheim, par ailleurs directeur de la collection Shampooing chez Delcourt, a fait remarquer à Jordan qu'il avait réalisé le chemin inverse de son grand-père en partant de Los Angeles pour Montpellier. Car, oui, dans Replay, Jordan se met aussi en scène quand, en 2015, il lui est proposé de rejoindre le studio d'Ubisoft à Montpellier pour travailler sur un nouveau Prince of Persia. «Pour moi, à l'époque, c'était une belle opportunité de faire découvrir la France à mes enfants. Je n'ai pas beaucoup réfléchi au fait que mon père avait passé trois ans dans ce pays alors qu'il était enfant. En plus, il avait résidé dans des stations balnéaires: au Touquet, en Bretagne puis à Nice. Chaque fois à côté de la mer. Et moi, quand je viens en France, c'est à Montpellier, encore à côté de la mer!» note-t-il.
Au départ, Jordan n'envisageait pas de retracer sa jeunesse, son parcours dans l'industrie du jeu vidéo, sa propre parentalité et son divorce. Il craignait que ce récit autobiographique paraisse fade et ordinaire à côté des trajectoires passionnantes de ses aïeuls. «Puis, au moment de structurer mon livre, je me suis rendu compte que c'était impossible de m'en passer.»
Que les fans de jeux vidéo se rassurent: Replay nous plonge aussi dans la période des pionniers de la programmation, quand des précurseurs comme Jordan posaient avec beaucoup de débrouillardise les bases d'un art voué à devenir une industrie géante. Il en faut de l'inventivité pour imaginer l'animation du premier Prince of Persia en filmant son frère en train de sauter et de grimper, et prendre en photo le résultat avant de le numériser (c'est mieux expliqué dans Replay).
Sans amertume, Jordan montre l'évolution d'un métier qu'il a en partie inventé et livre même ses dix conseils pour créer un jeu. Comme ça ne constitue pas véritablement un enjeu de la BD, on peut spoiler: le nouveau Prince of Persia pour lequel il rallie Montpellier est annulé en cours de route. «Maintenant, il y a des projets AAA avec des gros budgets, des financements dignes d'Hollywood. On travaille avec des grandes équipes, des contraintes de marketing. C'est moins un travail d'auteur qu'un travail industriel. Mais ce qui est intéressant, c'est qu'il y a comme une boucle. On peut encore créer des jeux indie avec des outils incroyables, seul chez soi, comme dans les années 1980.»
Pour Jordan, se retrouver seul à contrôler l'entièreté de Replay a eu un air de déjà-vu. Quand il a commencé, adolescent, la programmation, il rêvait déjà de faire de la BD mais ne savait pas dessiner comme maintenant. «J'ai commencé en 2008 dans un Moleskine sur le tournage du film Prince of Persia qui avait lieu au Maroc. C'était un carnet de voyage dans lequel je dessinais les gens dans les aéroports, les chameaux, mes enfants. Pour moi, c'était un passe-temps. Depuis, j'ai continué à noircir les carnets. Je ne le savais pas mais c'était ma formation avant Replay, ce projet intimidant.»
Jordan Mechner en 1988. | Jordan Mechner
Regardez la page reproduite ci-dessous ou ouvrez le livre en librairie et vous constaterez combien, plus qu'un touche-à-tout, Jordan est un sacré dessinateur. Pour l'histoire de sa famille, la BD s'est imposée comme la solution miracle. «C'est vraiment magique, j'ai pu dessiner des choses qu'il serait trop cher de tourner en film: la bataille de France de 1940, New York, Los Angeles, Czernowitz. Transposé au cinéma, ça serait le budget d'un blockbuster. Alors que Replay, ce n'est pas ça. Il y a des grands moments d'action, très épiques et d'autres très intimes. Surtout, avec la BD, je peux sauter d'une époque à l'autre de façon fluide.»
Extrait de Replay. | © Jordan Mechner / Éditions Delcourt
C'est en partie pour cette raison que Replay se montre aussi prenant. Mechner se révèle comme un narrateur très expérimenté, jonglant constamment entre quatre timelines sans nous perdre entre les époques et les sauts. Cette manière de jouer avec le temps lui permet de mettre en évidence des coïncidences. Une des plus troublantes se trouve dans les vingt premières pages, quand Jordan raconte ses visites chez son grand-père lorsque ce dernier avait près de 80 ans et lui 11.
Son aïeul possédait un tableau inspiré par le mythe de Samson et Dalila, signé par sa sœur Else entre les deux guerres mondiales. «Pour pouvoir le dessiner, j'ai dû mettre la main dessus. Et, là, je me suis rendu compte qu'elle l'avait appelé “Le Prince”. C'est sûr que je ne l'avais pas en tête quand j'ai choisi comme titre “Prince of Persia”. Mais je me demande si c'est une vraie coïncidence.» Il y en a une autre aussi frappante qui conclut Replay, mais la dévoiler ruinerait votre lecture.
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La transmission constitue aussi une affaire familiale. À 14 ans, Jordan apprend que son grand-père, médecin à la retraite, vient d'écrire ses mémoires. Quatre ans plus tard, lui entame son premier journal et ne cessera de consigner sa vie. Il a édité le journal concernant la création du premier Prince of Persia et on peut lire en ligne celui de 1993 à côté de plein d'autres documents précieux. «Quand j'ai commencé mon propre journal, je ne pensais pas aux mémoires de mon grand-père mais aux jeux vidéo que je rêvais de créer. Mais j'ai grandi en écoutant le récit des générations précédentes, j'ai été fasciné par leurs aventures et le fait que mon grand-père et mon père aient survécu aux nazis. Ça a peut-être pesé à un niveau inconscient car Prince of Persia est l'histoire d'un réfugié comme eux.»
Pour dessiner Replay, Jordan Mechner s'est assuré d'être dans le vrai. Grâce à un spécialiste des aviateurs de la Seconde Guerre mondiale pisté sur internet, il a retrouvé l'identité de l'officier de la Luftwaffe qui était ami de son père lorsque, âgé de 9 ans, celui-ci vivait au Touquet. «Mon père, qui a été psychologue, sait combien la mémoire peut déformer les souvenirs. Il a été bouleversé. À l'âge de 90 ans, il ne savait plus s'il l'avait imaginé. Alors quand je lui ai montré la preuve qu'il ne se trompait pas…»
Jordan a aussi démêlé une légende familiale tellement romanesque qu'elle semble inventée. Et pourtant, juste après l'Anschluss (l'annexion de l'Autriche par les nazis), Joseph, un des grands-oncles de Jordan a pu obtenir des visas pour la France… parce qu'il possédait des aquarelles peintes par Hitler quand il n'était encore qu'un artiste fauché. Jordan a pu s'assurer de la véracité de l'anecdote en lisant le livre de Brigitte Hamann, La Vienne d'Hitler – Les années d'apprentissage d'un dictateur. «L'oncle Joseph avait acheté ces tableaux chez Samuel Morgestern, l'encadreur juif qui a aidé le jeune Hitler… Des détails dont mon père n'était pas non plus au courant. Si j'ai fait des recherches, c'est que romancer ce qui lui est arrivé aurait été un contre-sens par rapport à ce qu'ils m'ont transmis. Les personnages étaient complexes, ni gentils ni méchants, ils étaient eux-mêmes.»
Dans un des derniers chapitres de Replay, Jordan se souvient de la célébration au sein de sa famille de Pessa'h, la Pâques juive, qui commémore l'exode des juifs d'Égypte, partis selon la légende avant que leur pain pour la route ne soit levé. Parlant de la Haggada, le livre hébreu lu le premier soir de Pessa'h, Franzi, le père de Jordan, déclare: «La meilleure manière de s'assurer qu'une histoire sera retenue, c'est de l'“encoder” dans un rituel.»
Jordan, qui s'y connaît en matière d'encodage, précise: «Je n'ai pas eu d'éducation religieuse et ma famille n'est pas une famille de juifs pratiquants. Mais on a quand même gardé la tradition de Pessa'h. Pour mon père, la Haggada raconte des histoires nichées dans d'autres histoires, comme une poupée matriochka qui est un peu la structure des Mille et Une Nuits, mais aussi celle de Replay. L'histoire de l'exode des juifs d'Égypte a une signification personnelle pour mon père. Quand son père a pris la décision de quitter Vienne, il a abandonné son cabinet médical, sa vie, ses amis, il a sauvé les siens alors qu'une grande partie de notre famille a été exterminée. C'est ça l'histoire de Pessa'h: si on attend que la pâte se lève, on est mort. C'est ce qu'il nous a raconté quand j'étais enfant et ça m'a beaucoup marqué: “Si grand-père n'était pas parti de Vienne, vous ne seriez pas nés.” C'est aussi une leçon de Replay: on n'a jamais l'occasion de rejouer les moments cruciaux de sa vie.»
Replay – Mémoires d'une famille
Jordan Mechner
Éditions Delcourt
Paru le 26 avril 2023
320 pages
29,95 euros