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À peine a-t-elle remporté la Palme d'or du Festival de Cannes que la réalisatrice Justine Triet a condamné et dénoncé la politique «néolibérale» du président Emmanuel Macron et de son gouvernement, lui reprochant une privatisation de la culture et une augmentation des contraintes dans le versement des subventions, qui faisaient, jusqu'ici, le sel de «l'exception culturelle française».
Cette sortie a rapidement «estomaqué» la plupart des défenseurs d'Emmanuel Macron. À commencer par sa ministre de la Culture, Rima Abdul-Malak, qui a rappelé que le gouvernement n'avait eu de cesse d'augmenter les versements en faveur de la culture, dont le cinéma, et avait beaucoup fait, encore plus au moment du Covid, pour aider les artistes et les professionnels du secteur. Entre 2019 et 2022, malgré la crise, le fonds de soutien du Centre national du cinéma (CNC) est passé de 696,4 millions d'euros à 702,8 millions d'euros.
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Globalement, concernant les dépenses publiques, elles n'ont eu de cesse de croître depuis l'élection d'Emmanuel Macron, de 56,4% du PIB en 2017 à 58,2% en 2022, avec un pic à 61,3% en 2020. Tous les secteurs sont aidés, sans exception, et bien plus encore en période de crise.
Même en sport, où le récent budget du ministère a, pour la première fois depuis le général de Gaulle, dépassé la barre du milliard, à 1,1 milliard d'euros, contre 481 millions d'euros cinq ans auparavant. D'où cette interrogation: comment peut-on taxer le macronisme d'être néolibéral, s'il ne cesse d'augmenter les dépenses publiques et de maintenir les aides et les versements de solidarité?
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Selon l'économiste Christophe Ramaux, dans son livre L'État social, le néolibéralisme se définit en quatre préceptes: la dérégulation, la privatisation, le libre-échange et l'austérité salariale. Autrement dit, moins de règlementations, moins d'entreprises publiques, plus d'ouverture et d'échange et une réduction du coût du travail.
Or, sous le président Macron, très peu de privatisations d'entreprises ont pour l'heure été décidées –une très partielle d'Engie en septembre 2017 et la Française des Jeux en novembre 2019. Au contraire, le projet de renationalisation d'EDF a été lancé et est sur le point d'aboutir. De nouvelles réglementations, notamment en matière environnementale, ont été votées. Et la hausse du SMIC et des minima sociaux s'est poursuivie. Rajoutez à cela le montant des dépenses publiques qui ne cesse de croître, il est difficilement légitime d'associer le néolibéralisme à la philosophie politique d'Emmanuel Macron.
Mais alors, comment la définir? Certes, l'action publique se maintient, les dépenses publiques résistent, les aides et les subventions sont tenues. Et pourtant, on continue de voir le macronisme comme un «enfer libéral» (ou néolibéral). On rappelle les mesures de réduction fiscale en faveur des plus riches, avec la suppression de l'ISF, la mise en place d'une «flat tax» sur les revenus du capital, la baisse de l'impôt sur les sociétés, la protection des actionnaires et des investisseurs. Donc, de quoi relève exactement la philosophie macroniste?
Pour tenter de répondre à cette question, il faut revenir aux déclarations de Justine Triet, après son sacre à Cannes (pour le film Anatomie d'une chute). Dans une interview donnée à France Inter, elle précise son sentiment concernant le gouvernement. «La question de la rentabilité des films est très présente au sein des financements étatiques. [...] L'exception culturelle française, qu'on nous envie dans le monde entier, disait qu'un film n'avait pas besoin d'être rentable pour exister. Or, je pense qu'il y a un glissement lent vers l'idée qu'on doit maintenant penser à cette rentabilité des films.» Dorénavant, il faudrait assurer une viabilité économique, une sorte de retour sur investissement, pour bénéficier d'une aide, qui deviendrait ainsi un investissement public.
Justine Triet répond à la ministre de la Culture @RimaAbdulMalak : "Il y a un glissement lent vers l'idée qu'on doit penser à la rentabilité des films." #Cannes2023 pic.twitter.com/qsajOpbsPk
L'État ne viendrait plus soutenir inconditionnellement la culture, les films d'auteurs peu médiatisés, peu mis en avant, mais imposerait d'abord un intérêt pécuniaire dans la création artistique. Pour exister, il faudrait garantir au préalable un succès d'audience. Voilà, en quelque sorte, ce que serait le macronisme, une forme de libéralisme pragmatique, qui aiderait seulement si cela a un intérêt futur, si cela lui assure un gain, un bonus à plus ou moins long terme.
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C'est un peu la même chose qui se trame dans le domaine du sport. Nous l'avons précisé, oui, le budget public alloué à ce secteur ne cesse d'augmenter, dépassant même le milliard d'euros en 2023. Mais comment ces sommes sont-elles dépensées? Aide-t-on, comme autrefois, toutes les sportives et tous les sportifs, quelle que soit la discipline ou la capacité à performer en compétition, ou aide-t-on seulement celles et ceux capables de rapporter des titres et de bénéficier d'une médiatisation acceptable? C'est plutôt la deuxième option qui est privilégiée.
Depuis la création de l'Agence nationale du sport (ANS) en 2019, en remplacement du Centre national pour le développement du sport, les dotations et les aides sont versées à partir d'un vote entre le Comité national olympique et sportif français (CNOSF), l'État, les collectivités et le monde économique, représenté par les sponsors et les entreprises associées.
Et c'est précisément ici que la philosophie évolue, ces derniers étant motivés surtout et avant tout par un retour sur investissement, pour aider les sportives et sportifs connus, réputés, médiatisés, performants, et pas tout le monde, sans exception ni condition. On passe d'une logique égalitariste, propre à la doctrine du sport français, datant du général de Gaulle, à une logique élitiste où l'État maintient ses engagements mais ne flèche qu'à destination des meilleurs. Oui, le budget du ministère des Sports augmente, mais seuls ceux capables de remporter des médailles aux Jeux olympiques bénéficieront de cette hausse.
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Comme avec le cinéma, où le budget du CNC croît, où les aides sont assurées et garanties, mais où les choix de l'instance se portent globalement sur des films capables d'assurer une rentabilité. Ce même principe est reproduit avec la future réforme du revenu de solidarité active (RSA). Il sera maintenu –on ne peut pas, dès lors, parler de motivation néolibérale– mais son versement deviendrait conditionné à un minimum de quinze heures mensuelles d'activités d'insertion et de formation pour le bénéficiaire. La philosophie macroniste serait donc d'aider seulement celles et ceux capables, par la démonstration, de s'en sortir. Pas tout le monde.
C'est cela la philosophie politique du président Macron: l'État reste fort, mais ses décisions sont pragmatiques et anticipées, réfléchies et ciblées, conditionnées et délimitées. Ca n'est pas du néolibéralisme mais une forme d'interventionnisme choisi, du libéralisme pragmatique.