Temps de lecture: 4 min
J'avais 18 ans quand j'ai vu pour la première et unique fois The Cure en concert. C'était le 18 décembre 1985 à Bercy. La place coûtait 110 francs. J'habitais chez mes parents, je venais de rater mon bac, on m'avait changé de lycée pour essayer de me remettre dans le droit chemin. À cette époque, j'avais encore des cheveux et sans doute nourrissais-je quelque espoir en l'avenir. Quoique…
Je n'étais pas un curiste acharné. Je préférais et de loin les Smiths, Joy Division, Echo and The Bunnymen, Lloyd Cole voire Simple Minds ou Depeche Mode. Question de tempérament et d'affinités, je suppose. Mes goûts à l'époque n'étaient pas encore arrêtés comme ils le seraient quelques années plus tard. J'étais encore en formation. Comme beaucoup à l'époque, je n'avais pas été insensible au charme très pop de leur dernier album, The Head on the Door, si bien qu'entraîné par d'autres, je n'avais pas hésité à acheter mon billet pour aller les voir.
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Je n'ai gardé aucun souvenir de ce concert si ce n'est que Robert Smith, de toute la soirée, n'avait pas décollé de son micro. Le reste se perd dans la nuit de la mémoire. Par la suite, j'ai cessé toute fréquentation avec The Cure. Ce n'était pas pour moi. Il est toujours difficile d'expliquer pourquoi on préfère un groupe à un autre ou cet écrivain à celui-là. Probablement se tisse dans l'inconscient tout un entrecroisement de correspondances qui nous amènent à rejeter ou à adhérer à une musique particulière comme nous pouvons être attirés par une certaine catégorie de personnes, choix arbitraires dont nous ne pouvons être tenus responsables.
Leur musique ne me parlait pas tandis que n'importe quelle chanson signée de Morrissey ou plus tard de Belle and Sebastian me transportait. C'est ainsi. Les années passèrent. Je perdais mes cheveux. D'adolescent attardé, je passais au stade d'adulte attardé, anticipant déjà l'âge où je deviendrais un vieillard attardé. Vers mes 50 ans, par pur hasard, je découvrais la musique classique et du jour au lendemain, congédiais Dylan et compagnie pour Mahler et quelques autres. Je m'étais guéri de mes amours pop.
Pourtant, quand j'ai appris la venue prochaine de The Cure dans ma ville, j'ai ressenti le besoin d'aller les voir, une décision d'autant plus facile à prendre que le prix des billets grâce à la salutaire intervention de Robert Smith était pour une fois des plus raisonnables. Évidemment, quand j'ai réalisé que trente-huit années me séparaient de l'unique fois où je m'étais rendu à l'un de leurs concerts, j'ai été pris d'épouvante. De vertige. Comment était-ce seulement possible? Où donc toutes ces années avaient bien pu passer? Qui étais-je alors et que suis-je devenu entre-temps?
Autant dire que je n'en menais pas large le jour du concert. J'avais l'impression que le temps s'était emmêlé les pinceaux. Que j'allais à la rencontre du cadavre de ma jeunesse et qu'en même temps, j'essayais de la revivre, de partir à sa rencontre. Qu'il existait un fil entre ces deux concerts, un fil mystérieux fait de souvenirs, de regrets, de nostalgie, d'effroi, de tout un chapelet d'émotions avec lesquelles j'étais en butte comme si je ne parvenais pas à prendre l'exacte mesure de cette distance et de sa signification sinon qu'elle m'approchait chaque jour un peu plus de ma propre disparition.
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À l'heure du concert, j'étais donc gai comme un pinson sous acide! Heureusement, j'ai vite retrouvé mes esprits et mes certitudes notamment celle que depuis la dernière fois, Robert Smith n'avait pas dû bouger beaucoup de son micro. Si jamais on devait calculer le nombre de ses pas effectués depuis le début de sa carrière, on devrait à peine atteindre les 10.000. À ce rythme, il sera encore là pour mon centenaire.
Sinon, la foule n'était pas non plus de la première jeunesse. Certains avaient ressorti leur panoplie noire tandis que d'autres vaincus par l'âge ressemblaient à des notaires endimanchés. Quelques jeunes suicidaires étaient aussi de la partie, reconnaissables à leur teint pâle et à leur mine sombre tandis que d'autres ne ressemblaient à rien si ce n'est à des touristes de la musique venus là pour –horreur suprême– faire la fête.
Hormis la couleur de ses cheveux passée du noir anthracite au gris violacé, Robert Smith n'a pas vraiment changé. Sa voix est intacte, son entrain aussi… Quant à la musique, qu'en dire, si ce n'est qu'elle fut dix fois, cent fois, mille fois trop bruyante et brouillonne. Il faut dire aussi que la semaine précédente, j'étais allé écouter Le Lac des Cygnes et que le contraste entre les deux était à peu près le même qu'entre une balade en pédalo sur le lac Léman et un baptême aérien dans un avion de chasse de la patrouille de France.
Et au milieu de tout ce brouhaha demeurait Robert Smith qui paradoxalement semblait être seul au monde, du moins seul dans son monde. Il y avait quelque chose d'infiniment touchant à le voir chanter ou jouer de la guitare comme un adolescent qui serait devenu vieux sans le savoir, tout en continuant à déclamer aux yeux de tous l'irréductibilité de sa solitude ou de son désespoir. Avec sa manière de se tenir un peu de travers quand il chante, ses bras ouverts en grand comme une supplique adressée au ciel, on eut dit une sorte de fantôme un peu féérique venu chanter un monde où la planète courait à sa perte.
Vers la fin, ils se sont quand même mis à jouer quelques-uns de leurs vieux tubes mais à la vitesse où ils furent expédiés, on sentait bien que l'exercice leur pesait. De toutes les façons, il était tard, presque 23h! Le lendemain, il fallait se lever tôt pour sa séance de yoga. Ou son rendez-vous chez le psy. Qui sait si pour certains dans la foule, leurs petits-enfants ne venaient pas déjeuner, auquel cas, il faudrait cuisiner toute la matinée.
Bon, j'ai calculé que si j'attendais encore trente-huit ans pour les revoir, j'aurais alors 93 balais et Robert Smith serait un tout frais centenaire.
Roulez jeunesse!
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Trente-huit ans après la première fois, j'ai revu The Cure en concert
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05.06.2023
Temps de lecture: 4 min
J'avais 18 ans quand j'ai vu pour la première et unique fois The Cure en concert. C'était le 18 décembre 1985 à Bercy. La place coûtait 110 francs. J'habitais chez mes parents, je venais de rater mon bac, on m'avait changé de lycée pour essayer de me remettre dans le droit chemin. À cette époque, j'avais encore des cheveux et sans doute nourrissais-je quelque espoir en l'avenir. Quoique…
Je n'étais pas un curiste acharné. Je préférais et de loin les Smiths, Joy Division, Echo and The Bunnymen, Lloyd Cole voire Simple Minds ou Depeche Mode. Question de tempérament et d'affinités, je suppose. Mes goûts à l'époque n'étaient pas encore arrêtés comme ils le seraient quelques années plus tard. J'étais encore en formation. Comme beaucoup à l'époque, je n'avais pas été insensible au charme très pop de leur dernier album, The Head on the Door, si bien qu'entraîné par d'autres, je n'avais pas hésité à acheter mon billet pour aller les voir.
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Je n'ai gardé aucun souvenir de ce concert si ce n'est que Robert Smith, de toute la soirée, n'avait pas décollé de son micro. Le reste se perd dans la nuit de la mémoire. Par la suite, j'ai cessé toute fréquentation avec The Cure. Ce n'était pas pour moi. Il est toujours difficile d'expliquer pourquoi on préfère un groupe à un autre ou cet écrivain à celui-là. Probablement se tisse dans l'inconscient tout un entrecroisement de........
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