Des rares conférences de l’historien Maurice Séguin, un des piliers intellectuels du mouvement indépendantiste québécois, nous ne connaissions que des transcriptions. Elles sont désormais accessibles dans leur version originale.

Radio-Canada a exhumé de ses archives ces rares documents télédiffusés. Ils datent de 1962. Que ces deux conférences que prononce Séguin circulent enfin, sur YouTube, permet de mieux saisir cet homme que René Lévesque tenait pour un des « grands maîtres » de l’histoire du Québec.

Qui est-il ? Né en Saskatchewan en 1918 de parents agriculteurs, Maurice Séguin va étudier chez les jésuites du collège Brébeuf. Diplômé de l’Université de Montréal, il enseigne au collège Sainte-Marie, autre institution des jésuites, puis à l’université où, à compter de 1949, il s’occupe de l’histoire du Canada. Mort en 1984, il n’a presque rien écrit, presque rien laissé. Dans l’ombre, il s’employait à former des historiens.

Homme aux allures modestes, plutôt effacé, Séguin a pourtant fait l’objet d’une attention de tous les instants par ceux qui furent, de près ou de loin, ses élèves. Ceux-ci ont pu rassembler des éléments épars de son enseignement, reconstituer des fragments de ses leçons pour témoigner de sa pensée. Le peu qu’il a publié lui a été pratiquement arraché.

Au début des années 1960, la bouillante militante Andrée Ferretti assistait à ses cours en étudiante libre, tout comme l’écrivain Hubert Aquin et plusieurs autres. La future productrice Marie-José Raymond, elle aussi de ses étudiantes, va le convaincre, dit-on, de livrer ses réflexions hors de l’enceinte universitaire. Séguin va donner des cours de formation politique aux militants du Rassemblement pour l’indépendance nationale (RIN). Ce parti est une école de démocratie, affirme à l’époque Yves Michaud. « L’école du RIN peut former de vrais révolutionnaires », précise le journal du parti en 1964.

Qu’est-ce qu’on découvre en voyant Séguin s’animer devant nos yeux ? D’abord une paire de lunettes, un nez, deux mains. Cela suffit bien, à la même époque, à l’historien Henri Guillemin pour être tout à fait passionnant. Mais Séguin, lui, est un pauvre architecte des édifices sonores. Il lit péniblement ses papiers, comme s’il leur était étranger. Son regard est fuyant. Sa parole, toujours un peu embarrassée, monotone, terne.

Comment a-t-il réussi, malgré tout, à emporter l’adhésion avec une si pauvre force de persuasion ? L’époque y est pour beaucoup. En 1961, un sondage affirme que la moitié des répondants se montrent « favorables à l’activité séparatiste ». Au Devoir, André Laurendeau ne cesse d’agiter l’idée que le Canada traverse une crise sans précédent. Mais ce Chili à l’horizontale qu’est le Canada s’est-il jamais trouvé autrement qu’en crise ?

Radio-Canada se voit obligée de rendre compte de la réalité de cette vague indépendantiste. Qui peut en parler ? Séguin. « Partisan de l’histoire vivante », écrit la télévision publique, « convaincu que l’histoire n’est pas une relique de musée, un monceau de poussières qu’on remue à l’occasion, mais, au contraire, qu’elle s’écrit quotidiennement sous nos yeux, Maurice Séguin, à l’origine de la jeune école d’histoire canadienne-française » est invité à traiter de ce « sujet brûlant d’actualité ». Ce sera la matière de base de L’idée d’indépendance au Québec, un livre publié en 1968 par ses admirateurs.

Que dit Séguin ? Que le séparatisme est né en 1760. Autrement dit, que cette défaite aux mains des Britanniques en serait l’élément fondateur. À l’entendre, un peuple serait né à cette date d’une peuplade. Surtout, il soutient que l’union du Bas et du Haut-Canada, à la suite des soulèvements révolutionnaires de 1837-1838, s’avère presque aussi importante que la Conquête. Cette union forcée, réalisée dans la foulée du rapport de lord Durham, confinait à un état d’infériorité économique et politique « le résidu minoritaire d’une colonisation française manquée ». Dans son propos, Séguin apparaît presque tout entier concentré sur l’accumulation de considérations qui appartiennent au sombre registre d’un nationalisme romantique aux accents d’un XIXe siècle vaguement prussien. Son propre siècle, il l’envisage assez peu. Il en arrive à une conclusion tout de même forte : à l’échelle de l’histoire, sortir du provincialisme est une urgence, une nécessité, mais un chemin difficile à suivre.

Combien d’autres trésors dorment dans les archives numériques de la télévision publique ? Avez-vous déjà écouté cet entretien avec Simone de Beauvoir que conduit son amie Madeleine Gobeil, accompagnée de Claude Lanzmann ? Voici encore des conférences de Louis Aragon, de Michel Foucault, de Romain Gary, d’Albert Memmi, d’Alain Robbe-Grillet.

Certaines conférences enregistrées par Radio-Canada ont apparemment disparu. Où sont passées les archives audiovisuelles de Roland Barthes ou de Maurice Merleau-Ponty, elles aussi enregistrées exclusivement pour la société d’État ? Comment imaginer qu’il était parfaitement normal de faire entendre de grosses pointures pareilles, en les laissant de surcroît s’exprimer pendant plus d’une heure sans les interrompre ?

Aujourd’hui, le seul fait de parler cinq minutes à la télévision sans se faire couper apparaît tel un exploit. Ces formats de conversation conduisent à des simplifications excessives. L’autre modèle retenu par la télévision en priorité est celui des supposés débats. Deux intervenants sont placés l’un face à l’autre. Ils représentent une opposition connue au nom d’un principe d’égalité supposé. Un présentateur régule l’échange entre les deux, tout en étant lui-même encadré par des publicités, qui ont priorité. C’est au mieux divertissant, mais rarement convaincant de quoi que ce soit.

Écouter les conférences diffusées autrefois par Radio-Canada permet à tout le moins de se demander ce qui, de notre monde d’aujourd’hui, pourra être considéré demain comme l’expression d’idées capables de susciter autre chose qu’une impression de diversion et de divertissements permanents.

Ce texte fait partie de notre section Opinion, qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.

QOSHE - La voix d’un indépendantiste - Jean-François Nadeau
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La voix d’un indépendantiste

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15.04.2024

Des rares conférences de l’historien Maurice Séguin, un des piliers intellectuels du mouvement indépendantiste québécois, nous ne connaissions que des transcriptions. Elles sont désormais accessibles dans leur version originale.

Radio-Canada a exhumé de ses archives ces rares documents télédiffusés. Ils datent de 1962. Que ces deux conférences que prononce Séguin circulent enfin, sur YouTube, permet de mieux saisir cet homme que René Lévesque tenait pour un des « grands maîtres » de l’histoire du Québec.

Qui est-il ? Né en Saskatchewan en 1918 de parents agriculteurs, Maurice Séguin va étudier chez les jésuites du collège Brébeuf. Diplômé de l’Université de Montréal, il enseigne au collège Sainte-Marie, autre institution des jésuites, puis à l’université où, à compter de 1949, il s’occupe de l’histoire du Canada. Mort en 1984, il n’a presque rien écrit, presque rien laissé. Dans l’ombre, il s’employait à former des historiens.

Homme aux allures modestes, plutôt effacé, Séguin a pourtant fait l’objet d’une attention de tous les instants par ceux qui furent, de près ou de loin, ses élèves. Ceux-ci ont pu rassembler des éléments épars de son enseignement, reconstituer des fragments de ses leçons pour témoigner de sa pensée. Le peu qu’il a publié lui a été pratiquement arraché.

Au début des années 1960, la bouillante militante Andrée Ferretti assistait à ses cours en étudiante libre, tout comme l’écrivain Hubert Aquin et plusieurs autres. La future productrice Marie-José Raymond, elle aussi de ses étudiantes, va le convaincre, dit-on, de........

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