Extraite de l’énorme base de données sur laquelle s’appuie Une histoire du conflit politique, cette sélection de dix graphiques met en avant les principaux messages du livre.

L’impressionnant travail d’analyse des déterminants socio-économiques du vote en France depuis la Révolution française proposé dans le tout récent ouvrage de Julia Cagé et Thomas Piketty s’accompagne d’une base de données de 1 760 fichiers statistiques ! De quoi alimenter la réflexion pendant pas mal de temps, à condition de ne pas s’y perdre.

Après l’entretien avec les deux auteurs, voici une sélection de dix graphiques qui portent sur les principaux messages du livre. On aurait pu en sélectionner bien d’autres tant l’enquête menée par les deux chercheurs est riche d’informations. Chacun peut aller le vérifier en accédant à la plate-forme de données qui accompagne le livre.

En attendant, voici de quoi fixer visuellement quelques piliers de cette analyse historico-socio-économico-politique.

1/ Une remontée des inégalités de richesse entre territoires

Depuis la fin du XIXe siècle, les inégalités de richesse entre les différentes communes et départements français avaient une nette tendance à diminuer. Le développement de services publics unifiés (éducation, santé, transports…) y a largement contribué. Revirement dans les années 1990 : les écarts de produit intérieur brut (PIB) par habitant ont depuis lors connu une remontée rapide.

En 1860, le PIB moyen par habitant des cinq départements les plus riches était 3,7 fois plus élevé que celui des cinq départements les plus pauvres. Le ratio est tombé à 2,7 au milieu des années 1980, avant de remonter à 3,4 en 2022.

Des inégalités territoriales qui repartent à la hausse

Ratio entre le PIB par habitant des 5, 10 et 20 départements les plus riches et celui des 5, 10 et 20 départements les plus pauvres

Source : Cagé-Piketty. Lecture : en 1860, le PIB moyen par habitant dans les cinq départements les plus riches était 3,7 fois supérieur à celui des cinq départements les plus pauvres. Après avoir diminué, le ratio est remonté à 3,4 en 2022.

De plus, les départements les plus prospères étaient historiquement distribués un peu partout sur le territoire. Aujourd’hui, on constate une concentration inédite de la richesse dans les départements les plus riches de l’Ile-de-France (en particulier à Paris et dans les Hauts-de-Seine), dont le PIB par habitant est de six à sept fois plus élevé que dans les territoires les plus pauvres. Jamais la France n’avait connu un tel écart depuis 1860.

2/ Les villages votent plus que le reste de la France

Sur longue période, la participation électorale est plus forte dans le monde rural que chez les urbains. Les plus petites agglomérations votent plus que les grandes et elles votent bien plus à droite.

Une participation électorale plus élevée dans le monde rural

Participation électorale aux légistlatives, en % de la moyenne nationale

Source : Cagé - Piketty. En 2022, la participation électorale aux législatives est 8 % plus élevée que la moyenne nationale dans les villages et 4 % moins élevée dans les banlieues.

Il y a quand même eu une parenthèse entre les années 1930 et 1960, durant lesquelles ce sont alors les banlieues qui impulsent cette dynamique. Sur ces décennies, la participation y devient plus élevée que la moyenne nationale. L’explication : une forte participation dans les banlieues ouvrières que réussit alors à mobiliser le Parti communiste.

3/ Les communes riches votent plus que les pauvres

Lors des législatives de 2022, les métropoles les plus riches ont eu une participation 30 % plus haute que les plus pauvres. Celle-ci est également supérieure de 60 % dans les banlieues riches par rapport aux banlieues pauvres.

Un écart entre communes riches et pauvres sans précédent

Ratio entre la participation électorale aux législatives des 10 % de communes les plus riches et celle des 10 % les plus pauvres au sein des villages, bourgs, banlieues et métropoles

Source : Cagé - Piketty. Lecture : en 2022, la participation électorale aux législatives est 1,6 fois plus élevée dans les 10 % des banlieues les plus riches que dans les 10 % des banlieues les plus pauvres.

Un phénomène déjà observable à la fin du XIXe siècle et qui est réapparu en ce début de XXIe siècle, mais à un niveau plus impressionnant. Jamais dans notre histoire électorale un écart d’une telle ampleur n’avait été constaté.

4/ Aubervilliers-Neuilly : le grand écart

Pour bien comprendre l’écart de poids dans le résultat des élections entre les votes des communes les plus riches et les plus pauvres, on peut aller regarder de près quelques résultats particuliers. Pendant près d’un siècle et demi, de 1848 aux années 1980-1990, les habitants d’Aubervilliers ou d’Hénin-Beaumont votaient souvent plus qu’à Neuilly-sur-Seine.

Le fossé se creuse entre Aubervilliers et Neuilly

Participation électorale aux légistlatives, en % de la moyenne nationale

Source : Cagé - Piketty. Lecture : en 2022, le taux de participation électorale aux législatives à Aubervilliers se situait à 68 % de la moyenne nationale, contre 114 % à Neuilly-sur-Seine.

Tout a changé ces quarante dernières années. La participation s’est fortement accrue dans les communes les plus riches et a chuté dans les communes les plus pauvres. Aux législatives de 2022, le taux de participation à Aubervilliers (revenu moyen autour de 9 000 euros, ce qui la place dans les 2 % des communes les plus pauvres) se situait à 68 % de la moyenne nationale, contre 114 % à Neuilly-sur-Seine (revenu moyen de 79 000 euros par habitant, enfants compris, ce qui la met dans le 1 % des communes les plus riches). Les deux niveaux étaient très proches jusqu’aux années 1980.

5/ Une France entre bipolarisation et tripartition

C’est un autre intérêt de cette analyse historique de rappeler que notre situation actuelle de tripartition électorale entre un bloc de gauche, un bloc de droite et un bloc central a déjà été présente dans l’histoire entre 1848 et 1910. Des périodes marquées, d’un côté, par des inégalités sociales et territoriales fortes, et, de l’autre, par un éclatement du vote populaire entre la droite et la gauche.

Le retour de la tripartition électorale

Répartion des suffrages exprimés aux légistatives entre courants politiques, en % du total

Source : Cagé - Piketty. Lecture : en 1848, les forces de droite recueillaient 43 % du total des suffrages aux élections législatives.

L’histoire montre que cette situation s’est révélée instable et a laissé place à une bipolarisation quand les classes populaires ont voté majoritairement pour la gauche. L’alternance démocratique a alors mis au pouvoir des gouvernements préoccupés, plus ou moins, de développer l’Etat social.

Pour Julia Cagé et Thomas Piketty, la tripartition électorale actuelle n’est pas plus stable que l’ancienne et ils voient se profiler comme scénario le plus probable un retour à la bipolarisation gauche-droite.

6/ Le vote à gauche s’effondre dans les communes riches

Historiquement, les communes les plus riches n’ont jamais voté pour les représentants des partis de gauche. Mais l’effet négatif de la richesse sur le vote à gauche est bien plus marqué depuis la fin du XXe siècle et a tendance à s’accentuer ces dernières décennies.

Les communes riches boudent de plus en plus la gauche

Vote pour la gauche, par décile de revenu des communes, en % de la moyenne nationale

Source : Cagé - Piketty. Lecture : en 2022, la gauche ne reçoit que 20 % de sa moyenne nationale de voix lors des législatives dans le 1 % des communes les plus riches.

Contrairement à ce que l’on entend souvent, la gauche n’a pas complètement perdu le vote des plus défavorisés. Les communes les plus pauvres votent davantage à gauche que les autres. Et si la gauche a perdu le vote ouvrier, elle dispose de celui des employés (moins riches que les ouvriers) et des diplômés du supérieur aux revenus les plus faibles. Sa sociologie électorale a changé par rapport à la période de la fin du XIXe siècle et du début du XXe, lorsqu’elle s’était construite sur la défense du monde ouvrier. On n’en est plus là. Mais le livre donne des pistes pour permettre aux représentants de la gauche de regagner un électorat perdu.

7/ Emmanuel Macron, président le plus bourgeois de l’histoire

Sans surprise, le président de la République actuel réalise ses meilleurs scores chez les plus aisés, dont il sert les intérêts. Pour autant, des présidents de droite ont réalisé de meilleurs scores que lui chez les plus riches.

Emmanuel Macron ne convainc pas les communes populaires

Vote à l’élection présidentielle pour différents candidats portant les valeurs de la droite, par décile de revenu des communes, en % de la moyenne nationale

Source : Cagé - Piketty. Lecture : en 2022, au 1 er tour de la présidentielle, dans le 1 % des communes les plus riches, Emmanuel Macron a obtenu 163 % de sa moyenne nationale de voix.

Ce qui fait de lui le président le plus bourgeois de notre histoire – et le résultat se retrouve également dans le vote « Ensemble » aux législatives –, ce sont ses mauvais scores historiques du côté des communes populaires. Jamais un président portant les valeurs de la droite n’y avait en effet enregistré un aussi mauvais résultat, car une partie du vote est allée au Rassemblement national.

8. Les bourgs et les villages n’aiment pas les écolos

Du premier candidat écologiste à la présidentielle de 1974, René Dumont, à celui de 2022, Yannick Jadot, une constante apparaît : à part quelques rares exceptions pour lesquelles les résultats sont assez proches, les candidats écologistes réalisent des scores beaucoup plus élevés dans les métropoles et les banlieues que dans les villages et les bourgs.

Les écolos boudés par l’électorat populaire

Vote à l’élection présidentielle pour les différents candidats écologistes, par type d’agglomération, en % de leur moyenne nationale de voix

Source : Cagé - Piketty. Lecture : en 2022, Yannick Jadot a reçu 141 % des voix de sa moyenne nationale dans les métropoles.

Les courants écologistes n’ont pas réussi à convaincre la plus grande partie des électeurs populaires et les territoires les plus défavorisés de leur capacité et de leur volonté à améliorer leur sort.

9/ Le soutien à l’Europe monte fortement avec le revenu

On retrouve ici des résultats déjà en partie connus. Le soutien à l’Europe – par exemple au moment du vote sur le traité de Maastricht en 1992 – augmente de façon forte et régulière avec le niveau de richesse des communes. Il croît également fortement avec la proportion de cadres.

L’euroscepticisme davantage ancré dans les classes populaires

Votes pour le « oui » et le « non » au référendum sur l’Europe de 1992, par décile de revenu des communes, en % de la moyenne nationale des voix

Source : Cagé - Piketty. Lecture : le vote « oui » a obtenu 125 % de sa moyenne nationale dans le 1 % des communes les plus riches.

A l’inverse, le vote pour le non à l’Europe est systématiquement plus important au sein de la moitié la plus pauvre des territoires. Pour Julia Cagé et Thomas Piketty, en s’associant à un projet libéral aux effets néfastes sur certains territoires (désindustrialisation…), la gauche a perdu une partie de l’électorat populaire. On trouve là l’une des sources du retour à la tripartition électorale.

10/ Les très riches préfèrent Le Pen à Mélenchon

On le sait, les territoires à très hauts revenus sont marqués par une chute du vote pour la candidate du Rassemblement national, Marine Le Pen. Mais c’est vrai également pour celui de La France insoumise, Jean-Luc Mélenchon. Avec tout de même une différence entre les deux. Lorsque l’on arrive chez les 5 % des communes les plus aisées, la perte de l’électorat s’arrête pour Marine Le Pen, alors que la courbe de Jean-Luc Mélenchon continue à plonger fortement. Les très riches semblent avoir finalement moins de souci avec la première qu’avec le second. Un résultat que l’on retrouve dans le vote en faveur d’Eric Zemmour, qui réalise ses meilleurs scores dans quelques niches dorées des beaux quartiers de métropoles et des banlieues.

Le Pen plutôt que Mélenchon chez les plus favorisés

Votes pour les trois candidats au 1er tour de l’élection présidentielle de 2022, par décile de revenu des communes, en % de leur moyenne nationale

Source : Cagé - Piketty. Lecture : au 1er tour de l’élection présidentielle de 2022, Jean-Luc Mélenchon a recueilli 41 % de sa moyenne nationale de voix dans le 1 % des communes les plus riches.

Dans tout le livre, les déterminants socio-économiques du vote apparaissent toujours premiers. Prendre en compte le poids des étrangers et les considérations identitaires n’ajoute qu’une explication complémentaire marginale des votes.

QOSHE - Le nouveau livre de Julia Cagé et Thomas Piketty résumé en dix graphiques - Christian Chavagneux
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Le nouveau livre de Julia Cagé et Thomas Piketty résumé en dix graphiques

6 1
22.09.2023

Extraite de l’énorme base de données sur laquelle s’appuie Une histoire du conflit politique, cette sélection de dix graphiques met en avant les principaux messages du livre.

L’impressionnant travail d’analyse des déterminants socio-économiques du vote en France depuis la Révolution française proposé dans le tout récent ouvrage de Julia Cagé et Thomas Piketty s’accompagne d’une base de données de 1 760 fichiers statistiques ! De quoi alimenter la réflexion pendant pas mal de temps, à condition de ne pas s’y perdre.

Après l’entretien avec les deux auteurs, voici une sélection de dix graphiques qui portent sur les principaux messages du livre. On aurait pu en sélectionner bien d’autres tant l’enquête menée par les deux chercheurs est riche d’informations. Chacun peut aller le vérifier en accédant à la plate-forme de données qui accompagne le livre.

En attendant, voici de quoi fixer visuellement quelques piliers de cette analyse historico-socio-économico-politique.

1/ Une remontée des inégalités de richesse entre territoires

Depuis la fin du XIXe siècle, les inégalités de richesse entre les différentes communes et départements français avaient une nette tendance à diminuer. Le développement de services publics unifiés (éducation, santé, transports…) y a largement contribué. Revirement dans les années 1990 : les écarts de produit intérieur brut (PIB) par habitant ont depuis lors connu une remontée rapide.

En 1860, le PIB moyen par habitant des cinq départements les plus riches était 3,7 fois plus élevé que celui des cinq départements les plus pauvres. Le ratio est tombé à 2,7 au milieu des années 1980, avant de remonter à 3,4 en 2022.

Des inégalités territoriales qui repartent à la hausse

Ratio entre le PIB par habitant des 5, 10 et 20 départements les plus riches et celui des 5, 10 et 20 départements les plus pauvres

Source : Cagé-Piketty. Lecture : en 1860, le PIB moyen par habitant dans les cinq départements les plus riches était 3,7 fois supérieur à celui des cinq départements les plus pauvres. Après avoir diminué, le ratio est remonté à 3,4 en 2022.

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De plus, les départements les plus prospères étaient historiquement distribués un peu partout sur le territoire. Aujourd’hui, on constate une concentration inédite de la richesse dans les départements les plus riches de l’Ile-de-France (en particulier à Paris et dans les Hauts-de-Seine), dont le PIB par habitant est de six à sept fois plus élevé que dans les territoires les plus pauvres. Jamais la France n’avait connu un tel écart depuis 1860.

2/ Les villages votent plus que le reste de la France

Sur longue période, la participation électorale est plus forte dans le monde rural que chez les urbains. Les plus petites agglomérations votent plus que les grandes et elles votent bien plus à droite.

Une participation électorale plus élevée dans le monde rural

Participation électorale aux légistlatives, en % de la moyenne nationale

Source : Cagé - Piketty. En 2022, la participation électorale aux législatives est 8 % plus élevée que la moyenne nationale dans les villages et 4 % moins élevée dans les banlieues.

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Il y a quand même eu une parenthèse entre les années 1930 et 1960, durant lesquelles ce sont alors les banlieues qui impulsent cette dynamique. Sur ces........

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