Capitalisme productif et/ou capitalisme rentier ?

Bien que nous n’en soyons pas encore certains, il est possible que le capitalisme soit en train de muter une nouvelle fois : passer d’un capitalisme néolibéral, fait de dérégulations et de dégradations de la condition au travail mais tout de même restant dans le cadre d’un État de droit, à un capitalisme libertarien portant un coup fatal à toute régulation monétaire, budgétaire, sociale, et en remettant en cause l’État de droit. De telle sorte que la concentration des pouvoirs et de la richesse entre les mains d’une poignée de grandes multinationales, celles de la Big Tech comme celles des plateformes, permettent à celles-ci de tirer parti au maximum des nouvelles techniques à base d’intelligence artificielle. Pour elles, l’enjeu est de taille puisque, malgré déjà la généralisation de l’informatique dans toutes les entreprises, puis de l’extension de la robotique dans les grands secteurs industriels, la progression de la productivité du travail n’a pas cessé de s’éroder au cours des quatre dernières décennies, au point d’être presque réduite à zéro, menaçant ainsi les conditions de la rentabilité du capital[1].

Un techno-féodalisme ?

Dans ce contexte, une discussion théorique est née pour savoir si le capitalisme de plateformes était devenu un capitalisme rentier, c’est-à-dire un système où l’origine des profits capitalistes résidait dans la rente au lieu de provenir de l’extorsion de la plus-value à la force de travail dans le système productif. En filigrane, il s’agit de savoir si la force de travail reste ou non la source de la valeur, comme l’a théorisée Marx, c’est à-dire si le capitalisme est toujours le capitalisme ou bien s’il se transforme en techno-féodalisme.

L’économiste Cédric Durand a proposé ce dernier concept pour donner à voir la transformation du capitalisme actuel[2]. « L’essor du numérique nourrit, dit-il, une gigantesque économie de rente, non pas parce que l’information serait la nouvelle source de valeur, mais parce que le contrôle de l’information et de la connaissance, c’est-à-dire la monopolisation intellectuelle, est devenu le plus puissant moyen de capter la valeur. »[3] Par analogie avec les rapports sociaux féodaux du Moyen Âge, les transformations que le capitalisme connaît aujourd’hui sont interprétées par Cédric Durand comme un nouveau féodalisme, justement à cause du phénomène de captation de la valeur permise par la domination du numérique, sous forme de rente. Et, dans la lignée de Veblen davantage peut-être que dans celle de Marx, il enfonce le clou : les plateformes se distinguent moins par la création que par la captation de valeur. Et, dans un ouvrage plus récent, il ironise sur l’idéologie du cyberespace pour laquelle « cette révolution technologique servira de cure de jouvence au capitalisme, à un moment où ce dernier n’est pas tout à fait remis de la crise des années 1970 »[4].

On pouvait s’en douter, la discussion théorique sur cette interprétation n’a pas tardé. La charge la plus forte contre le concept de techno-féodalisme est venue d’Evgeny Morozov dans une traduction française d’un article en anglais[5]. Comparant l’idée a « un chat de Schrödinger » pouvant être à la fois vivant et mort, le capitalisme serait à la fois capitalisme et féodalisme. Quels sont les arguments de la critique ?

Pas de rente sans profit, pas de profit sans plus-value

Il est avéré que les géants de la Big Tech réalisent des investissements gigantesques qui se chiffrent en centaines, voire en milliers de milliards de dollars, et participent à un grand mouvement de concentration et de participations croisées entre eux. Ces investissements sont prioritairement réalisés dans des infrastructures matérielles pour abriter ou loger les centres de données qui serviront de base aux logiciels d’intelligence artificielle. Autrement dit, le capitalisme de plateformes ne se bâtit pas en l’air, dans les nuages, mais bien sur terre. Et il fonctionne évidemment avec une quantité de métaux rares, d’eau et d’énergie comme jamais, à la croissance exponentielle. Cela signifie que les actifs immatériels ou intangibles (données, algorithmes et brevets) n’ont aucune capacité productive sans les actifs matériels, bien tangibles eux, en soubassement.

Il s’ensuit deux conséquences théoriques. Contrairement à une idée souvent répandue, la production de valeur n’incombe pas aux utilisateurs des applications d’Internet dont les Google, Meta et Amazon s’approprieraient le fruit de leur « travail » par le recueil des données qu’ils laisseraient comme traces de leur passage. Et ce sont bien des armées de petites mains qui travaillent dans des conditions de surexploitation dans les mines de métaux rares, dans les usines de production de smartphones, tablettes et ordinateurs, et dans les énormes entrepôts d’Amazon.

L’accumulation du capital qui se prépare ainsi, et qui commence à se réaliser, n’a rien à voir avec une logique féodale, affirme Evgeny Morozov, mais tout avec une logique proprement capitaliste, et j’ajouterais volontiers : avec une logique capitaliste tout ce qu’il y a de plus traditionnelle ayant pour support des techniques révolutionnaires. Evgeny Morozov n’a alors pas de peine à rejeter les affirmations de Yanis Varoufakis, pour qui le capitalisme aurait tué le capitalisme par l’intermédiaire du cloud[6]. Il en serait ainsi parce que les capitalistes de l’ancien temps n’exploitant que leurs salariés sont tenus désormais de passer sous les fourches caudines des capitalistes numériques pour avoir accès au firmament du cloud. Dès lors, les premiers doivent toujours vendre des marchandises pour réaliser des profits, tandis que les seconds n’auraient qu’à capter des rentes sur les précédents. Par quel subterfuge ? En retenant l’attention des internautes pour stocker ensuite les données sur eux et en faire le support de nouvelles sollicitations. « Ainsi naît la nouvelle force extractive "cloudalist", comme la surnomme Varoufakis – qui transforme quiconque touche un écran en serf numérique et réduit les petits patrons en vassaux devant acquitter la rente. La machine s’autoalimente : accumulation de données, modifications des comportements, concentration des pouvoirs, accroissement de la rente, perfectionnement des algorithmes. Dans ce mouvement perpétuel de l’extraction, nous sommes le combustible et le produit ».[7]

Mais s’agit-il véritablement et uniquement d’une rente ? On l’a dit, les capitaux investis dans........

© Alternatives Économiques (Blog)