La tenue de l’Eurovision en Suède est l’occasion de revenir sur la façon dont, depuis sa création en 1956, le concours reflète l’étroitesse des liens entre le pays hôte et la Finlande voisine.

Le samedi 11 mai prochain, Malmö, capitale de la Scanie, en Suède, accueillera la finale du 68ᵉ concours de l’Eurovision, un événement télévisé regardé par près de 200 millions de téléspectateurs chaque année, ce qui en fait l’une des émissions de divertissement les plus suivies au monde. Bien antérieur à The Voice et à Star Academy, le concours de l’Eurovision est la compétition musicale la plus ancienne encore active car elle a été lancée en 1956. C’est surtout, en raison de sa structure, un miroir déformant des identités européennes, exagérant certains stéréotypes ou perceptions culturelles d’un pays à l’autre. Spectacle officiellement apolitique, il charrie chaque année son lot d’émotions musicales, de polémiques sur les votes et de moments de célébration artistique.

Pour autant, cet événement festif est aussi un lieu où se manifestent régulièrement les dynamiques géopolitiques du moment, comme on a pu le constater en 2022 avec une victoire jugée très politique de l’Ukraine, et comme on le vérifie encore cette année, la participation d’Israël suscitant la controverse. L’Eurovision reflète également des relations spéciales entre certains pays participants. Parmi eux, les relations entre les États centre-européens, les Balkans et les pays nordiques montrent des solidarités de vote qui semblent se vérifier au fil des éditions.

La Suède et la Finlande, deux États ayant fait le choix de rejoindre ensemble l’Union européenne en 1995 et l’OTAN en 2022, se distinguent par une relation étroite et durable, mise en lumière à travers leurs participations respectives au concours. Cette année plus que jamais, le concours de l’Eurovision est à bien des égards une affaire de Nordiques : dans ce show télévisuel continental, ces « petits » pays jouent chaque année une grande partie de leur soft power en Europe.

Cinquante ans après le succès du groupe mythique ABBA, la Suède, avec ses sept victoires à l’Eurovision (leader en la matière, à égalité avec l’Irlande), jouit d’un statut à part dans le concours. C’est d’ailleurs à un Suédois, Martin Österdahl, que l’Union européenne de Radio-télévision a confié en 2020 les clés de son programme vedette dans le rôle de Superviseur exécutif. Österdahl a succédé au Norvégien Jon Ola Sand (2010-2020), qui avait pris la suite d’un autre Suédois, Svante Stockselius (2003-2010). L’an passé, le concours a été remporté par la chanteuse suédoise Loreen, le Finlandais Käärijä arrivant en deuxième position – une proximité au classement que l’on peut voir comme un clin d’œil aux liens étroits qui unissent ces deux pays.

En effet, la Finlande et la Suède partagent une longue histoire marquée par des siècles de coexistence. La Finlande a été une partie intégrante du Royaume de Suède pendant près de 700 ans, de la première croisade suédoise vers 1150 jusqu’à la guerre russo-suédoise de 1809 à l’issue de laquelle elle devient, par la force, un grand-duché autonome de l’Empire russe.

Depuis son indépendance en 1917, liée à l’abdication du tsar Nicolas II, cette dernière a maintenu des relations privilégiées avec la Suède, renforcées par des similitudes linguistiques, culturelles et politiques. Politiquement, depuis plusieurs décennies, un premier ministre suédois effectue souvent son premier déplacement en Finlande, et vice versa.

Avec son autre voisin, l’Union soviétique, puis la Russie, la Finlande a essayé de coexister au gré des tensions politiques, dans un rapport complexe et le plus souvent dissonant. Pour le dire autrement, la Finlande a failli connaître le destin actuel de l’Ukraine. Le maréchal Carl Mannerheim (1867-1951), héros national et président du pays de 1944 à 1946, l’homme qui a empêché l’invasion par l’URSS du fait de l’organisation de la défense du territoire lors de la Guerre d’hiver (1939-1940), avait conservé jusqu’à sa mort un portrait du tsar Nicolas II dans son salon.

Dans les confrontations de la Guerre d’Hiver et de la Guerre de continuation (1941-1944), la Finlande a réussi à préserver son indépendance à l’égard de l’URSS. Mais elle y a perdu une grande partie de sa jeunesse, son berceau historique de Carélie et, durant toute la guerre froide, sa liberté d’action en matière internationale. La « finlandisation » de la politique étrangère du pays a désigné l’extrême prudence à laquelle les autorités finlandaises ont été condamnées durant l’ère soviétique : au moindre faux pas, la Finlande risquait d’être déstabilisée par l’URSS.

Cela n’a pas empêché la Finlande de présenter au concours de l’Eurovision des candidats d’origine russe, comme Victor Klimenko à l’Eurovision 1965 ou Kirill Babitzin à l’Eurovision 1984. Plus surprenant, des candidats finlandais ont participé au concours de l’Intervision, concours du bloc de l’Est, et l’une d’elle, Marion Rung (participante de l’Eurovision en 1962 et 1973), l’a même remporté en 1980.

Signe de cette proximité, la langue suédoise bénéficie d’un statut officiel en Finlande, où elle compte près de 300 000 locuteurs, soit environ 5 % de la population (contre 15 % au début du XIXe siècle). Dans le même temps, les Finlandais forment la plus grande minorité ethnique en Suède (environ 675 000 personnes). De nouveaux éléments, tels que le statut de langue officielle minoritaire accordé au finnois en Suède, ou le nombre de consulats de part et d’autre (21 consulats finlandais en Suède, 17 consulats suédois en Finlande), renforcent encore davantage les liens étroits existant entre les deux pays.

Le concours Eurovision 2024 mettra en évidence les caractéristiques distinctes de la « voie nordique » suivie entre autres par la Suède et la Finlande, chacune avec sa propre approche. Mais, dans un contexte européen marqué par la guerre, les spectateurs se souviendront que cette harmonie entre voisins a été bâtie au prix d’efforts militaires et diplomatiques historiques.

L’Eurovision, spectacle apparu dans des années 1950 afin de renforcer l’intégration des peuples européens, reflète également l’amitié durable entre la Suède et la Finlande à travers les artistes qui représentent ces deux nations. Depuis 1975, sur le plan comptable, la Suède est à la fois le pays pour lequel la Finlande a le plus voté, et celui qui a reçu le plus de votes de la part de la Finlande, ce qui témoigne d’une relation d’échange et de soutien mutuel. La réputation tenace d’un concours qui serait « géopolitique » plutôt qu’artistique est souvent liée à la constatation de ce type.

Côté finlandais, on retrouve des traces de cette proximité à divers niveaux. La première candidate finlandaise à l’Eurovision, Laura Kinnunen, a été réfugiée en Suède pendant la Seconde Guerre mondiale, comme une partie des Finlandais ayant fui les guerres avec l’URSS. Plusieurs candidats étaient issus de familles suédophones : Marion Rung, déjà citée (1962, 1973), Monica Apselund (1977) et Ami Apselund (1983), Jari Sillanpaä (2004), Axel Ehnström (2011) ou Krista Siegfrieds (2013), illustrent la diversité et la richesse de cette relation. De manière intéressante, la dernière chanson chantée en suédois l’a d’ailleurs été par une candidate finlandaise en 2012, la dernière chanson en suédois par des Suédois remontant à 1998.

Alors que la Suède a participé à 62 éditions de l’Eurovision, remportant sept fois le concours, la Finlande a beaucoup moins brillé. Si le pays caracole depuis plusieurs années en tête du classement PISA sur l’éducation ou de celui des pays les plus heureux du monde établi par l’ONU, il a aussi terminé à la dernière place du concours onze fois, dont trois fois avec aucun point. Il aura fallu attendre 2006 et le surprenant groupe Lordi avec « Hard Rock Hallelujah » pour que la Finlande obtienne enfin une victoire.

Malgré des résultats contrastés entre ces deux États, l’Eurovision reste un terrain d’expression culturelle où les liens suédo-finlandais se renforcent à chaque participation.

L’Eurovision, bien plus qu’un simple concours de musique, est le reflet des relations entre les nations européennes, agissant comme un miroir qui tour à tour grossit, reflète, déforme ou éblouit.

Pour la Suède et la Finlande, cet événement emblématique offre une plate-forme permettant de célébrer leur amitié et leur histoire partagée. L’édition 2024, en raison de son lieu, Malmö, mettra en lumière le destin si particulier des Nordiques depuis le début de la guerre d’Ukraine : elle rappellera aux pays fondateurs de l’Union européenne et de l’OTAN que ces États aux populations et aux économies dynamiques mais réduites sont capables de peser sur le destin du continent.

Au-delà des performances musicales, l’Eurovision constitue un moment où les frontières s’effacent et où la musique unit les peuples, comme elle illustre parfois des désaccords durables entre voisins. Le prochain palmarès nous offrira probablement une fois de plus ce genre de paradoxe au moment du décompte des votes.

QOSHE - Eurovision 2024 en Suède : le destin international des Nordiques sur le devant de la scène - Florent Parmentier
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Eurovision 2024 en Suède : le destin international des Nordiques sur le devant de la scène

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09.05.2024

La tenue de l’Eurovision en Suède est l’occasion de revenir sur la façon dont, depuis sa création en 1956, le concours reflète l’étroitesse des liens entre le pays hôte et la Finlande voisine.

Le samedi 11 mai prochain, Malmö, capitale de la Scanie, en Suède, accueillera la finale du 68ᵉ concours de l’Eurovision, un événement télévisé regardé par près de 200 millions de téléspectateurs chaque année, ce qui en fait l’une des émissions de divertissement les plus suivies au monde. Bien antérieur à The Voice et à Star Academy, le concours de l’Eurovision est la compétition musicale la plus ancienne encore active car elle a été lancée en 1956. C’est surtout, en raison de sa structure, un miroir déformant des identités européennes, exagérant certains stéréotypes ou perceptions culturelles d’un pays à l’autre. Spectacle officiellement apolitique, il charrie chaque année son lot d’émotions musicales, de polémiques sur les votes et de moments de célébration artistique.

Pour autant, cet événement festif est aussi un lieu où se manifestent régulièrement les dynamiques géopolitiques du moment, comme on a pu le constater en 2022 avec une victoire jugée très politique de l’Ukraine, et comme on le vérifie encore cette année, la participation d’Israël suscitant la controverse. L’Eurovision reflète également des relations spéciales entre certains pays participants. Parmi eux, les relations entre les États centre-européens, les Balkans et les pays nordiques montrent des solidarités de vote qui semblent se vérifier au fil des éditions.

La Suède et la Finlande, deux États ayant fait le choix de rejoindre ensemble l’Union européenne en 1995 et l’OTAN en 2022, se distinguent par une relation étroite et durable, mise en lumière à travers leurs participations respectives au concours. Cette année plus que jamais, le concours de l’Eurovision est à bien des égards une affaire de Nordiques : dans ce show télévisuel continental, ces « petits » pays jouent chaque année une grande partie de leur soft power en Europe.

Cinquante ans après le succès du groupe mythique ABBA, la Suède, avec ses sept victoires à l’Eurovision (leader en la matière, à égalité avec l’Irlande), jouit d’un statut à part dans le........

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