Temps de lecture: 6 min

Au début des années 1990, Jacques Derrida a consacré plusieurs séminaires à la question du secret. Les éditions du Seuil en amorcent la publication, en commençant par les douze séances du séminaire de 1991-1992, rassemblées sous le titre Répondre - du secret. La retranscription de ces cours est accompagnée de photos de notes manuscrites qui indiquent des plans de séances et esquisses diverses. Quelques passages (en septième séance) ont par ailleurs fait l'objet de publications autonomes, à l'époque, de la part de l'auteur.

Ce cours universitaire se déroule selon les procédures derridiennes habituelles: le philosophe cite des expressions de la langue courante ou commente des textes en détail, exploite tout le potentiel de la littérature, de la sémantique ou de l'étymologie, et suit à partir de ces remarques un fil interprétatif original. Cela lui a valu des reproches fréquents visant l'obscurité de sa pensée ou le caractère labyrinthique de son raisonnement. Mais Derrida y répond lui-même, d'une certaine manière, dans la troisième séance de ce séminaire, lorsqu'il révoque la croyance illusoire en la clarté et la transparence de la langue commune –réaffirmant, en creux, sa méthode de la déconstruction et de la dissémination.

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Si le titre choisi pour ce séminaire est «Répondre - du secret» –où le tiret peut à la fois jouer le rôle de séparation et de liaison–, c'est parce que le secret est intrinsèquement lié au dire. Derrida ouvre d'ailleurs sa réflexion par l'analyse d'une locution commune: «Un secret, cela ne se dit pas.» Le lien apparemment négatif qui unit le secret au dire est trompeur: si le secret ne se dit pas, il pourrait se dire, et tout l'enjeu du secret réside peut-être dans le risque du dire.

Le philosophe fait toutefois remarquer que tant que le secret n'est pas révélé, c'est essentiellement le silence (et non le dire) qui domine. Seule une interrogation, ou un interrogatoire, vient abolir ce silence et fait advenir publiquement l'existence du secret. D'où la nécessité, pour celui qui détient un secret, de répondre à cette interrogation, mais aussi de répondre de ce secret devant celui qui la lui adresse.

S'ouvre alors un questionnement sur la responsabilité qui incombe à celui qui porte le secret, et sur sa souveraineté absolue de dire ou de ne pas dire, de répondre ou de ne pas répondre, de parler ou de garder le secret. Ces éléments semblent suggérer, en première analyse, qu'il n'est de secret qu'entre des sujets conscients et finis, capables de parole et de représentation objective.

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La question de la souveraineté et de la responsabilité du détenteur du secret ouvre une réflexion singulière sur les statuts ou les professions du secret: l'activité du «secrétaire» est réévaluée comme le fait de consigner le secret; le cas du secret médical ou celui du prêtre, qu'il recueille lors de la confession, est également discuté. Le personnage de Bartleby, dans la nouvelle de Herman Melville, fait l'objet d'un commentaire brillant: Derrida analyse dans cette œuvre le choix de ce secrétaire qui répond à son employeur, lorsqu'il veut lui confier une tâche: «Je préférerais ne pas.»

En choisissant pour thème de son séminaire le secret, Derrida s'engage en fin de compte de manière indirecte dans un cours sur la vérité. En particulier, il se confronte à la longue tradition philosophique selon laquelle la vérité est cachée, voilée, à découvrir, comme le secret dont on cherche la clé, d'autant plus qu'il ne se manifeste pas de lui-même. Il rappelle à cette occasion l'analyse de Heidegger sur la manière grecque de dire la vérité, pour qui «alêtheia» signifie «ce qui n'est pas caché ou oublié», c'est-à-dire «ce qui dévoile».

Ce lien profond entre vérité et dissimulation conduit également Derrida à étudier les traditions philosophiques qui, à l'instar de la phénoménologie, ont prétendu lever le voile et s'emparer du secret. L'auteur pointe la difficulté, pour une telle approche, de saisir toute la complexité du secret, dans la mesure où celui-ci refuse, précisément, toute manifestation.

Derrida en vient alors à rappeler à ses auditeurs et lecteurs que le terme «secret» vient du latin «se-cernere», qui signifie «séparer, dissocier, mettre à part». Dans un passage lumineux, il rapproche ce terme de celui d'«excrément», qui désigne ce qui est retiré et mis à part. De même, il reviendra plus tard sur le statut du coupable, soit celui qui a à répondre de ses actes, et à se reconnaître comme la cause d'une action, tout en voulant dissimuler ce dont il est responsable, ou en voulant l'occulter.

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Au fil des séances, l'écart se creuse davantage entre le sens courant ou classique de la notion de secret et la signification philosophique dégagée par Derrida. L'usage qu'en fait ce dernier tend à se détacher, notamment, de la conception anthropologique et subjective du secret.

D'abord, Derrida prend ses distances avec l'idée selon laquelle le secret serait le privilège de l'être humain et de sa conscience. Avec elle, c'est toute la tradition du cogito cartésien, du sujet kantien –et même de la subjectivité freudienne– qui se trouve discutée et déconstruite. On trouve dans ces pages un développement très complet autour de la figure du résistant qui dissimule un secret que la police ou l'ennemi veut s'approprier aux fins de gagner un conflit.

À cela, l'auteur oppose un autre registre de comportements, qui relèvent d'un questionnement sur l'être ou la vérité des choses, mais qui ne sont pas nécessairement discursifs et pas nécessairement confinés à l'anthropologie. En effet, le secret n'est pas d'abord donné en tant que fait, attendant simplement d'être révélé; le secret doit lui-même être posé ou supposé. La démarche qui consiste à vouloir arracher ses secrets à la nature, par exemple, n'a de sens qui si on a, par avance, décidé qu'elle cachait un secret. C'est dans l'espace de ce retrait que se situe le secret et le chercheur de secret –ou la vérité et le chercheur de vérité.

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Dans cette perspective, Derrida se réfère à la pensée de Heidegger. Certes, le philosophe allemand traque quelque chose de propre à l'humain et ne souhaite pas inclure les animaux dans sa réflexion sur l'analytique existentiale du Dasein, c'est-à-dire sur l'interrogation sur le sens de l'être. Mais dans cette pensée se noue la question de l'essence de la parole et de sa corrélation à ce qui est donné à voir ou à savoir, à ce qui pour un temps est caché, dissimulé, donc secret.

La philosophie de Heidegger permet encore à Derrida d'éclairer un autre aspect de la notion de secret, à savoir le statut paradoxal de l'attitude de curiosité que l'on manifeste face à lui. D'un côté, le curieux cherche la révélation et la publicité du secret, ce qui l'enferme dans le «on», le bavardage; d'un autre côté, il veut maintenir le secret dans son caractère mystérieux. C'est là que se profile l'être-pour-la-mort, sous l'aspect singulier d'un rapport au secret du secret.

La question de la mort est ainsi commentée tout au long des séances du séminaire. Elle permet à Derrida de produire des effets de rebond entre la pensée de Heidegger et celle du philosophe tchèque Jan Patočka, dans ses publications de 1975. Une nouvelle dimension du secret s'ouvre dans ces pages: celle du religieux et de sa manière de clôturer le rapport à la vérité.

Finalement, la notion de secret, si elle constitue le point de départ de tout le séminaire, est aussi l'occasion pour Derrida de retravailler des notions classiques: la vérité, la responsabilité, la négation (le ne pas dire), la mort, mais aussi la subjectivité, l'intériorité, le privé. Cela donne toute son ampleur au propos de l'auteur et permet de soulever des problèmes parmi les plus centraux de l'histoire de la philosophie.

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Répondre - du secret – Séminaire (1991-1992)

Jacques Derrida

Seuil

Parution le 9 février 2024

576 pages

33 euros

QOSHE - Le dernier secret de Jacques Derrida - Christian Ruby
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Le dernier secret de Jacques Derrida

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11.01.2024

Temps de lecture: 6 min

Au début des années 1990, Jacques Derrida a consacré plusieurs séminaires à la question du secret. Les éditions du Seuil en amorcent la publication, en commençant par les douze séances du séminaire de 1991-1992, rassemblées sous le titre Répondre - du secret. La retranscription de ces cours est accompagnée de photos de notes manuscrites qui indiquent des plans de séances et esquisses diverses. Quelques passages (en septième séance) ont par ailleurs fait l'objet de publications autonomes, à l'époque, de la part de l'auteur.

Ce cours universitaire se déroule selon les procédures derridiennes habituelles: le philosophe cite des expressions de la langue courante ou commente des textes en détail, exploite tout le potentiel de la littérature, de la sémantique ou de l'étymologie, et suit à partir de ces remarques un fil interprétatif original. Cela lui a valu des reproches fréquents visant l'obscurité de sa pensée ou le caractère labyrinthique de son raisonnement. Mais Derrida y répond lui-même, d'une certaine manière, dans la troisième séance de ce séminaire, lorsqu'il révoque la croyance illusoire en la clarté et la transparence de la langue commune –réaffirmant, en creux, sa méthode de la déconstruction et de la dissémination.

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Si le titre choisi pour ce séminaire est «Répondre - du secret» –où le tiret peut à la fois jouer le rôle de séparation et de liaison–, c'est parce que le secret est intrinsèquement lié au dire. Derrida ouvre d'ailleurs sa réflexion par l'analyse d'une locution commune: «Un secret, cela ne se dit pas.» Le lien apparemment négatif qui unit le secret au dire est trompeur: si le secret ne se dit pas, il pourrait se dire, et tout l'enjeu du secret réside peut-être dans le risque du dire.

Le philosophe fait toutefois remarquer que tant que le secret n'est pas révélé, c'est essentiellement le silence (et non le dire) qui domine. Seule une interrogation, ou un interrogatoire, vient abolir ce silence et fait advenir publiquement........

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