« Choc des civilisations », l’expression est devenue incontournable ces dernières semaines. L’attaque terroriste menée par le Hamas contre Israël ou les attentats djihadistes en Europe seraient l’expression d’un choc civilisationnel entre l’Occident et le monde musulman. Or, cette lecture ne constitue pas le bon paradigme pour comprendre ce qu'il nous arrive. Ce que nous vivons est extrêmement grave, mais relève d’une autre nature que celle d’un soi-disant choc des civilisations. Si nous voulons faire face au péril qui nous menace, il faut commencer par poser le bon diagnostic et ne pas se tromper dans l’analyse.

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Lorsque nous parlons de choc des civilisations, nous faisons le jeu des islamistes puisque nous les érigeons en représentants uniques, légitimes et exclusifs de la civilisation musulmane, que nous unifions, de l’extérieur, autour d’eux. Pourquoi le Hamas représenterait-il davantage l’islam que la Jordanie, l’Égypte, le Maroc et les Émirats qui ont reconnu Israël ?

Il faut éviter deux écueils opposés : le premier consiste à affirmer que l’islamisme n’aurait rien à voir avec l’islam. C’est le fameux « rien à voirisme », dénoncé à raison par Jean Birnbaum. Bien sûr que l’islamisme a quelque chose à voir avec l’islam et que les djihadistes s’appuient sur des passages de la biographie de Mahomet, sur de nombreux hadiths (propos attribués au Prophète), sur les ouvrages de plusieurs théologiens médiévaux et sur une longue tradition de violence. La vie de Mahomet, chef de guerre tribal, est infiniment plus violente que celle du Christ ou du Bouddha. Vouloir comprendre et combattre l’islamisme sans connaître l’islam, son histoire, sa psychologie, sa théologie n’a aucun sens. Mais le second écueil consiste à penser que l’islam se résume à l’islamisme.

« En France, des musulmans servent dans l’armée, la police ou la gendarmerie. »

On trouvera ainsi dans le Coran et les hadiths aussi bien des passages pour justifier l’action des islamistes que pour la condamner. Ces deux erreurs opposées ont en commun d’essentialiser l’islam et d’en faire un bloc monolithique. Or, l’islam est pluriel, divers et divisé. Le milliard et demi de musulmans que compte la planète adhère à des interprétations très différentes de l’islam, souvent incompatibles entre elles. L’islamisme est une interprétation de l’islam parmi d’autres. Il n’est pas moins musulman que les autres interprétations. Mais il n’est pas davantage musulman non plus.

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La théorie du choc des civilisations est une hérésie stratégique : elle conduit mécaniquement à augmenter le nombre de nos adversaires et à nous priver d’alliés. Si l’islam et l’islamisme sont la même chose, si le monde musulman est notre ennemi, alors cela signifie que nous devons faire face à un milliard et demi de musulmans, dont six millions sur notre sol. Si l’attaque du Hamas contre Israël était bien le fruit d’un choc avec la civilisation islamique, comment expliquer que les services secrets égyptiens aient alerté, en vain, le gouvernement de monsieur Netanyahou quelques jours avant le drame ? Les Égyptiens ne sont pas moins musulmans que le Hamas. Si les attentats sur notre sol révélaient la vraie nature de l’islam, comment expliquer la fructueuse coopération de la France avec les services marocains, indispensable à la lutte contre le terrorisme ? Le roi du Maroc, « commandeur des croyants », n’est pas moins musulman que les djihadistes. De même, en France, des musulmans servent dans l’armée, la police ou la gendarmerie. Comme l’écrit Jérôme Fourquet, « Mohammed Merah portait un prénom arabo-musulman… mais plusieurs de ses victimes, soldats de l’armée française, aussi ! »

Affirmer que nous ferions face à une civilisation musulmane cohérente et unie est une erreur majeure qui occulte les divisions internes profondes du monde islamique : chiites contre sunnites (une haine vieille de 1 400 ans, née sur les cadavres d’Ali et d’Hussein), Turquie contre Iran (une inimitié de 500 ans), Maroc contre Algérie, Turcs contre Kurdes, Égyptiens, Saoudiens et Émiratis contre le Qatar et les Frères musulmans, islamistes contre laïcs… Dans la guerre froide qui oppose l’Iran à l’Arabie saoudite, les Saoudiens s’allient aux « mécréants » américains et les Iraniens aux « mécréants » russes. À nous de profiter de ces divisions pour affaiblir nos adversaires islamistes et nouer des alliances au sein même du monde musulman. Et pour cela, oublions la vision fausse et intransigeante du choc des civilisations qui ne peut que déboucher sur des guerres inexpiables et atroces en nous empêchant, par définition, toute possibilité d’alliance, de négociation, de transaction.

« La mondialisation détruit l’islam traditionnel, celui du village, du folklore populaire, des soufis. »

En réalité, la planète ne vit pas un choc de civilisations, mais un « choc de décivilisations » majeur et inédit. La modernisation, la mondialisation, l’urbanisation tendent à détruire les cultures, nous décivilisant et nous déracinant complètement. L’islamisme n’est pas l’expression d’un islam millénaire. Au contraire, il est un pur produit de la modernité, né d’une réaction à la crise que traverse le monde musulman. La mondialisation détruit l’islam traditionnel, celui du village, du folklore populaire, des soufis.

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À la place se diffuse un islamisme moderne, mondialisé et standardisé, qui s’appuie sur des prédicateurs en ligne et déteste la culture islamique populaire (par exemple le culte des saints musulmans). Ce fut d’ailleurs l’une des causes de la guerre civile syrienne : les grandes sécheresses des années 2000 causèrent l’exode rural de nombreux jeunes vers les villes. Coupés de leurs racines religieuses villageoises, ils furent une cible de choix pour les prédicateurs islamistes, qui leur apportaient une vision très différente de la religion, et ont ensuite constitué la masse des rebelles djihadistes.

Voilà qui explique le succès de l’islamisme en Europe auprès de certains jeunes issus de l’immigration. Par définition, l’immigration crée du déracinement. Cela fait des immigrés un public de choix pour l’islamisme. Pas parce qu’ils seraient enracinés dans l’islam de leurs ancêtres, dont ils ne connaissent rien, mais justement parce qu’ils sont déracinés et en proie à un malaise identitaire.

« Il est urgent d’opérer notre réarmement moral, culturel et intellectuel. »

Mohammed Merah filmait ses crimes avec une caméra portative : cette caméra dans l’œil du tueur est une claire réminiscence du film Terminator. Merah doit plus à Hollywood et aux pétrodollars modernes qui ont permis de diffuser le wahhabisme qu’à l’empire arabe des Omeyyades ou à la bataille de Poitiers. Le djihadisme moderne n’est pas la suite d’un affrontement millénaire ponctué par les Croisades et la Reconquista.

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D’ailleurs, sommes-nous sûrs d’être nous-mêmes encore une civilisation ? La France offre tous les jours des exemples de décivilisation, de disparition de ses traditions, d’oubli de son histoire et de sa culture. Cela va d’Emmanuel Macron qui déclare « il n’y a pas de culture française » à la destruction de trente-neuf menhirs à Carnac, à l’été 2023, pour construire une grande surface en passant par la mairie de Nantes qui prône une approche « multiculturelle » et non-confessionnelle des fêtes de Noël. Le péril qui nous menace ne vient pas de l’extérieur musulman : il est en nous.

La guerre des civilisations n’aura donc pas lieu. Car pour qu’elle advienne, faudrait-il encore qu’il existe toujours des civilisations dignes de ce nom. Les combattants ont déclaré forfait. Qu’on ne se réjouisse pas trop vite, la « guerre des décivilisations » qui nous menace risque d’être bien plus terrible. Il est urgent d’opérer notre réarmement moral, culturel et intellectuel (et pour tout dire civilisationnel) afin d’éviter ce drame.

QOSHE - "La guerre des civilisations n’aura pas lieu... car il n'y a plus de civilisations dignes de ce nom" - Jean-Loup Bonnamy
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"La guerre des civilisations n’aura pas lieu... car il n'y a plus de civilisations dignes de ce nom"

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13.12.2023

« Choc des civilisations », l’expression est devenue incontournable ces dernières semaines. L’attaque terroriste menée par le Hamas contre Israël ou les attentats djihadistes en Europe seraient l’expression d’un choc civilisationnel entre l’Occident et le monde musulman. Or, cette lecture ne constitue pas le bon paradigme pour comprendre ce qu'il nous arrive. Ce que nous vivons est extrêmement grave, mais relève d’une autre nature que celle d’un soi-disant choc des civilisations. Si nous voulons faire face au péril qui nous menace, il faut commencer par poser le bon diagnostic et ne pas se tromper dans l’analyse.

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Lorsque nous parlons de choc des civilisations, nous faisons le jeu des islamistes puisque nous les érigeons en représentants uniques, légitimes et exclusifs de la civilisation musulmane, que nous unifions, de l’extérieur, autour d’eux. Pourquoi le Hamas représenterait-il davantage l’islam que la Jordanie, l’Égypte, le Maroc et les Émirats qui ont reconnu Israël ?

Il faut éviter deux écueils opposés : le premier consiste à affirmer que l’islamisme n’aurait rien à voir avec l’islam. C’est le fameux « rien à voirisme », dénoncé à raison par Jean Birnbaum. Bien sûr que l’islamisme a quelque chose à voir avec l’islam et que les djihadistes s’appuient sur des passages de la biographie de Mahomet, sur de nombreux hadiths (propos attribués au Prophète), sur les ouvrages de plusieurs théologiens médiévaux et sur une longue tradition de violence. La vie de Mahomet, chef de guerre tribal, est infiniment plus violente que celle du Christ ou du Bouddha. Vouloir comprendre et combattre l’islamisme sans connaître l’islam, son histoire, sa psychologie, sa théologie n’a aucun sens. Mais le second écueil consiste à penser que l’islam se résume à l’islamisme.

« En France, des musulmans servent dans l’armée, la police ou la gendarmerie. »

On trouvera ainsi dans le Coran et les hadiths aussi bien des passages pour justifier l’action des........

© Marianne


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