L’instauration de la République islamique en Iran et ses conséquences planétaires ont dérobé aux yeux du public français la richesse de la littérature persane contemporaine. L’effet le plus néfaste d’une telle occultation est la croyance, trop bien installée, en l’image d’un Iran rétrograde, volontiers soumis aux injonctions de la loi religieuse, réduit à la taille d’un monde hostile à la modernité. C’est tout l’inverse qui est vrai. Si la tradition chiite n’a cessé d’irriguer la pensée et l’enseignement original propre à l’islam iranien, le vingtième siècle a été celui de la renaissance et de la métamorphose des lettres persanes, celui de l’essor continu du cinéma iranien, celui des poètes, des historiens, des lexicographes et des romanciers.

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La personnalité de Sâdeq Hedâyat tient une place centrale dans l’histoire de cette florescente éclosion. Une nouvelle traduction de son livre le plus connu, La Chouette aveugle, paraît aux éditions des Belles Lettres(Sâdeq Hedâyat, La Chouette aveugle, édition, traduction et dossier critique de Sébastien Jallaud. Introduction de Homa Katouzian, Paris, Les Belles Lettres, 2024) et avec elle, c’est l’univers de la renaissance littéraire de la langue persane au XXe siècle qui s’offre à nous.

Sâdeq Hedâyat est né à Téhéran en 1903, dans une famille de hauts fonctionnaires, peu avant que la révolution constitutionnelle n’ouvre la voie aux transformations de la Perse, et il s’est donné la mort à Paris en 1951. Sa vie fut consacrée à la littérature, sous la contrainte d’un pouvoir politique sourcilleux, entravée par les contraintes matérielles. Hedâyat voyagea en France, en Inde, et il fut l’ami de la plupart des grands écrivains et savants iraniens de son temps, sans parler de ses liens avec les savants étrangers, orientalistes, linguistes et spécialistes du folklore persan.

Il fut un grand traducteur, un lecteur intrépide des œuvres de l’ancien Iran comme de celles qui venaient d’Europe. Il écrivit aussi bien en français qu’en persan. Il eut la chance, avant sa mort, d’être reconnu par des écrivains de premier ordre, tel André Breton qui plaçait La Chouette aveugle au niveau de Auréliade Nerval. Hostile à l’islam et rebelle à toutes les superstitions, il participa au mouvement qui n’a point cessé, malgré le poids de la dictature religieuse, celui qui fit prendre conscience à l’Iran de son histoire, de sa langue et de son originalité.

Monde médian, entre l’Occident et l’Extrême-Orient, l’Iran forme avec l’Inde un ensemble plus homogène qu’on ne le pense. Une continuité y subsiste, renforcée par la longue présence de la langue persane en Inde. Tout y est prêt pour que la distinction entre le monde musulman arabophone et la Perse se confirme par l’éclosion de formes littéraires novatrices. Avec bon nombre d’excellents écrivains, Sâdeq Hedâyat fut l’artisan d’un genre littéraire en prose, inconnu en Perse jusqu’à son temps, la nouvelle, le court récit. Sa publication de jeunesse, celle des quatrains d’Omar Khayyâm, disait assez son refus de la tradition religieuse au profit de la poésie profane et d’une conception mélancolique de la vie, assez proche de celle d’un Lucrèce.

"Dégouté par ce qu’il disait être l’abaissement de son pays, pris entre un despotisme éclairé et une obscure religion, Hedâyat voulut, une dernière fois, tenter sa chance à Paris."

Ses travaux sur la langue persane antérieure à la conquête arabe, son goût pour l’étude des mythes et légendes, se sont placés dans le sillage des travaux visant à restituer à la langue persane son histoire littéraire et sa richesse. Proche un temps des communistes, mais sceptique en politique, tourné vers le monde intérieur qui l’obséda jusqu’à la mort, dégoûté par ce qu’il disait être l’abaissement de son pays, pris entre un despotisme éclairé et une obscure religion, Hedâyat voulut, une dernière fois, tenter sa chance à Paris, pour un temps encore la capitale du monde lettré, avant de renoncer à vivre. Il laisse une œuvre admirable, surtout faite de recueils de nouvelles, Trois gouttes de sang, Enterré vivant, par exemple.

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La Chouette aveugle est le récit qui a fait la gloire de Hedâyat en France, gloire qui a servi son auteur jusqu’en Iran. Le lecteur connaîtra, grâce au travail magistral de son nouvel éditeur, traducteur et commentateur, Sébastien Jallaud, l’histoire rocambolesque de la rédaction et de la publication de ce texte. Ronéotypé en quarante-cinq exemplaires à Bombay en 1937, La Chouette aveugle fut communiqué par Sâdeq Hedâyat à son ami Roger Lescot, un jeune orientaliste et diplomate français. Roger Lescot traduisit La Chouette aveugle et travailla longtemps à faire paraître sa traduction en France. Il y parvint en 1953, chez José Corti.

Quelle que soit notre reconnaissance émue envers la traduction pionnière de R. Lescot, il nous faut dire que le volume aujourd’hui publié par Sébastien Jallaud fait mieux que la remplacer, il la surclasse. Sébastien Jallaud publie une édition critique du texte persan, il fournit au lecteur notes et commentaires indispensables, il complète son travail par la publication de deux nouvelles, d’un choix de lettres et d’une biographie détaillée, suivie d’une bibliographie exhaustive.

"Travail considérable, novateur, indispensable."

Nous plongeons dans la vie concrète du monde des lettres persanes au temps de Sâdeq Hedâyat, nous apprenons tout ce qui concerne la vie et les lectures, les influences aussi, parfois présentes dans le texte de La Chouette aveugle, comme sont les pièces rapportées d’un récit de R. M. Rilke. Travail considérable, novateur, indispensable. Surtout, Sébastien Jallaud redonne au récit de Hedâyat toute la force qu’il tient de l’usage du lexique persan, des innovations et des réminiscences que sa maîtrise de la langue autorisent. Lire aujourd’hui La Chouette aveugle en français, c’est lire ce livre en cette nouvelle traduction, la première à le faire naître vraiment, à le restituer dans sa vigueur, son rythme et sa profondeur.

Interrogé par son ami M. Minovi sur le sens de son récit, Hedâyat lui répondit que c’était « le roman de l’inconscient ». Façon à lui de dire que c’était une suite de formes d’apparition, peuplant un univers ordonné selon d’autres règles que le monde extérieur, celui des hommes ordinaires. Le récit commence par une initiation à ce monde nouveau, monde intérieur qui se dévoile au narrateur sous les traits d’une révélation, celle d’une silhouette et de deux yeux qui fixent son regard. Cette apparition d’une femme dans l’espace visionnaire de l’imagination témoigne de la connaissance que Hedâyat avait des philosophies iraniennes, où le monde de l’imagination a une puissance autonome, faite pour des apparitions paradisiaques ou infernales. Il s’agit moins d’un fantasme que d’une imagination véridique, ouvrant le chemin à la découverte du monde intérieur, de son théâtre d’images et de figures, de scènes tragiques ou angoissantes.

Chez Hedâyat, le monde de l’imagination est un monde infernal. La silhouette angélique de la femme, son corps désiré ardemment, guident le narrateur vers le secret qui ne sera pas élucidé, mais seulement approché, le secret de l’âme.

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Malgré toutes ses préventions envers les superstitieuses traditions, Sâdeq Hedâyat a su transformer le legs millénaire de la pensée iranienne en un récit moderne. Il ne le rejette que pour l’intégrer et, en quelque façon, le sauver en lui offrant un sens nouveau. Rien de plus traditionnel que le partage de l’intérieur et de l’extérieur, du sens caché et du sens apparent. Il devient le partage entre un monde d’illusion, celui des perceptions ordinaires, et le monde réel, celui de l’expérience tragique du désir, de la mort, de la passion. Rien de plus courant que le partage entre le commun des hommes et les élus, et voici que ce partage devient celui qui passe entre les « crapules », presque tous les hommes, qu’ils soient lettrés ou illettrés, puritains, concupiscents ou simplement abjects, et l’homme de l’expérience visionnaire qui va jusqu’au fond de son gouffre.

"Tout se passe comme si le temps des aspirations célestes de la spiritualité iranienne était clos, mais tout fait que cette spiritualité, niée et reniée cent fois, renaisse de ses cendres sous la forme moderne de l’œuvre d’art."

Là où l’imagination guidait les ascètes, les soufis et les sages vers l’espace des lumières et des couleurs du monde supérieur divin, là où l’art persan de la peinture ne voyait qu’ordre et beauté, l’imagination du narrateur voit le monde enténébré dont il décrit les tableaux et les maléfices. Le génie de Sâdeq Hedâyat aura su faire de cette imagination véridique l’instrument d’une œuvre d’art capable de rivaliser avec l’art de la Perse classique. Tout se passe comme si le temps des aspirations célestes de la spiritualité iranienne était clos, mais tout fait que cette spiritualité, niée et reniée cent fois, renaisse de ses cendres sous la forme moderne de l’œuvre d’art.

Sâdeq Hedâyat, La Chouette aveugle, Edition, traduction et dossier critique de Sébastien Jallaud. Introduction de Homa Katouzian, Les Belles lettres.


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Christian Jambet : "Cette réédition de "La chouette aveugle" qui sublime le chef-d’œuvre de Sâdeq Hedâyat"

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03.04.2024

L’instauration de la République islamique en Iran et ses conséquences planétaires ont dérobé aux yeux du public français la richesse de la littérature persane contemporaine. L’effet le plus néfaste d’une telle occultation est la croyance, trop bien installée, en l’image d’un Iran rétrograde, volontiers soumis aux injonctions de la loi religieuse, réduit à la taille d’un monde hostile à la modernité. C’est tout l’inverse qui est vrai. Si la tradition chiite n’a cessé d’irriguer la pensée et l’enseignement original propre à l’islam iranien, le vingtième siècle a été celui de la renaissance et de la métamorphose des lettres persanes, celui de l’essor continu du cinéma iranien, celui des poètes, des historiens, des lexicographes et des romanciers.

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La personnalité de Sâdeq Hedâyat tient une place centrale dans l’histoire de cette florescente éclosion. Une nouvelle traduction de son livre le plus connu, La Chouette aveugle, paraît aux éditions des Belles Lettres(Sâdeq Hedâyat, La Chouette aveugle, édition, traduction et dossier critique de Sébastien Jallaud. Introduction de Homa Katouzian, Paris, Les Belles Lettres, 2024) et avec elle, c’est l’univers de la renaissance littéraire de la langue persane au XXe siècle qui s’offre à nous.

Sâdeq Hedâyat est né à Téhéran en 1903, dans une famille de hauts fonctionnaires, peu avant que la révolution constitutionnelle n’ouvre la voie aux transformations de la Perse, et il s’est donné la mort à Paris en 1951. Sa vie fut consacrée à la littérature, sous la contrainte d’un pouvoir politique sourcilleux, entravée par les contraintes matérielles. Hedâyat voyagea en France, en Inde, et il fut l’ami de la plupart des grands écrivains et savants iraniens de son temps, sans parler de ses liens avec les savants étrangers, orientalistes, linguistes et spécialistes du folklore persan.

Il fut un grand traducteur, un lecteur intrépide des œuvres de l’ancien Iran comme de celles qui venaient d’Europe. Il écrivit aussi bien en français qu’en persan. Il eut la chance, avant sa mort, d’être reconnu par des écrivains de premier ordre, tel André Breton qui plaçait La Chouette aveugle au niveau de Auréliade Nerval. Hostile à l’islam et rebelle à toutes les superstitions, il participa au........

© Marianne


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