Dire que les valeurs dites occidentales ne sont guère goûtées dans de vastes régions du monde relève de l’euphémisme. Et même dans les pays qui ont fait leurs les principes démocratiques forgés par l’histoire et une vision du monde universaliste, dont les droits de l’homme constituent une sorte d’épine dorsale, elles sont contestées parfois avec vigueur. De l’identitarisme de type national à celui que véhicule ce que l’on appelle le «wokisme», qui les survalorise pour les nier, l’universalisme occidental vit une période difficile.

Les Occidentaux semblent décontenancés par les critiques dont les droits de l’homme sont l’objet. A leurs yeux, les attaquer doit être assimilé à une offensive contre les démocraties de type occidental elles-mêmes, tellement celles-ci ont fini par se définir par rapport au respect ou non des droits de l’homme, hissés au rang de carte d’identité de toute démocratie digne de ce nom. Or les droits de l’homme n’ont pas attendu l’émergence des démocraties dites «illibérales» pour être soumis à une critique serrée.

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Dans leur ouvrage Le Procès des droits de l’homme. Généalogie du scepticisme démocratique, paru en 2016 au Seuil, Justine Lacroix et Jean-Yves Pranchère exposaient déjà les philosophies qui, aux XIXe et XXe siècles, dans l’espace européen, avaient émis des doutes quant à l’existence de droits absolus dont jouirait l’être humain. Certes issus de la doctrine des droits naturels née au XVIIIe siècle, ces droits ne devaient-ils pas être interrogés dans la dimension universelle qu’on leur prêtait? Que vaut un individu tout à coup éjecté de sa carapace corporelle et propulsé dans une forme d’abstraction pure?

Cette question a hanté des penseurs qui se déclarèrent très tôt ennemis de l’idée démocratique, comme Joseph de Maistre ou Louis de Bonald. Plus près de nous, Carl Schmitt s’en prend à son tour aux droits de l’homme. La pensée antidémocratique n’a dès lors plus cessé de se nourrir, sous nos latitudes, de ces lectures critiques, de Karl Marx, peinant à dépister une véritable émancipation de l’individu sous le couvert de droits abstraits, à Edmund Burke, un libéral-conservateur anglais irrité par l’hypocrisie des défenseurs jacobins des droits de l’homme.

Même une démocrate comme Hannah Arendt pensait qu’un être humain n’existait réellement que par ses droits civils et politiques, et non par la grâce de droits généraux sans impact direct.

Benjamin Constant, en revanche, refusait d’aller aussi loin et s’étonnait que Jeremy Bentham préférât mesurer les droits dont l’individu a le droit de se prévaloir à leur utilité. Pour Constant, quelqu’un se sentira plus sûr s’il sait qu’il existe un devoir moral à ce qu’on ne le tue pas, plutôt que si on lui explique que sa mort serait inutile…

Ces exemples montrent que, de tout temps, les droits de l’homme ont été discutés et que l’universalisme qu’on leur attribue peut ne pas convaincre du premier coup. Les crimes de la Seconde Guerre mondiale, causés par les totalitarismes, ont évidemment obligé à réfléchir différemment sur les droits imprescriptibles inhérents à la nature humaine. Mais le statut qu’ont acquis ces droits ne doit pas nous empêcher de réfléchir sur leur signification dans notre monde de plus en plus polarisé.

Le caractère absolu des droits de l’homme n’a-t-il pas opacifié une vision plus nuancée de l’idée démocratique et pourrait-il être devenu un piège pour elle? En glorifiant l’individu dans ses droits inaliénables, n’a-t-on pas encouragé involontairement le retour des nationalismes qui, tout à coup, semblaient offrir aux peuples un ancrage réinventé dans une histoire, dans un territoire? Un retour rassurant dans un concret protecteur face aux crises parfois provoquées par la mondialisation économique et technologiques et dont le libéralisme, porté par les droits de l’homme, était accusé d’être le moteur?

La question, iconoclaste, n’est jamais posée franchement, mais surgit maintenant chez de nombreux analystes, déconfits par le rejet de droits de l’homme dégradés au rang d’un néo-impérialisme américano-européen, de Pékin à Moscou en passant par l’Afrique sahélienne. Le wokisme embouche les mêmes trompettes d’ailleurs, et l’argument selon lequel c’est justement leur valeur universelle qui fournit la base théorique de plusieurs de ses revendications paraît sonner creux aux oreilles de ses partisans.

La portée universelle des droits de l’homme doit être rappelée et défendue. Les ambitions politiques de ceux qui s’acharnent à les dénigrer suffisent à justifier le combat en leur faveur, toujours et encore. Mais il est impératif d’oser les confronter aux erreurs que les Occidentaux ont commises dans leur manière de les imposer comme norme unique. Leur universalité ne doit pas être opposée au respect des cultures particulières. L’Occident doit réapprendre à les justifier ou les adapter, en acceptant que leur évidence peut ne pas paraître telle aux yeux de tous.

QOSHE - Les droits de l’homme: le piège de l’universel? - Olivier Meuwly
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Les droits de l’homme: le piège de l’universel?

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26.02.2024

Dire que les valeurs dites occidentales ne sont guère goûtées dans de vastes régions du monde relève de l’euphémisme. Et même dans les pays qui ont fait leurs les principes démocratiques forgés par l’histoire et une vision du monde universaliste, dont les droits de l’homme constituent une sorte d’épine dorsale, elles sont contestées parfois avec vigueur. De l’identitarisme de type national à celui que véhicule ce que l’on appelle le «wokisme», qui les survalorise pour les nier, l’universalisme occidental vit une période difficile.

Les Occidentaux semblent décontenancés par les critiques dont les droits de l’homme sont l’objet. A leurs yeux, les attaquer doit être assimilé à une offensive contre les démocraties de type occidental elles-mêmes, tellement celles-ci ont fini par se définir par rapport au respect ou non des droits de l’homme, hissés au rang de carte d’identité de toute démocratie digne de ce nom. Or les droits de l’homme n’ont pas attendu l’émergence des démocraties dites «illibérales» pour être soumis à une critique serrée.

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Dans leur ouvrage Le Procès des droits de l’homme. Généalogie du scepticisme........

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