Le projet de loi C-63, déposé la semaine dernière par le ministre fédéral de la justice, Arif Virani, propose de doter le Canada d’une Loi sur les préjudices en ligne. Cette loi imposera des obligations ciblées aux réseaux sociaux afin de lutter contre certains des pires fléaux qui sévissent sur Internet.

Sept catégories de contenus sont visées : le contenu qui victimise sexuellement un enfant ou revictimise un survivant ; le contenu qui incite à l’extrémisme violent ou au terrorisme ; le contenu qui incite à la violence ; le contenu qui fomente la haine ; le contenu visant à intimider un enfant ; le contenu intime communiqué de façon non consensuelle (incluant les hypertrucages) ; et enfin, le contenu poussant un enfant à se porter préjudice. Ce n’est pas n’importe quel propos malveillant qui est ciblé.

Par exemple, le contenu fomentant la haine qui est interdit par le projet de loi est celui qui « exprime de la détestation à l’égard d’un individu ou d’un groupe d’individus ou qui manifeste de la diffamation à leur égard et qui, compte tenu du contexte dans lequel il est communiqué, est susceptible de fomenter la détestation ou la diffamation d’un individu ou d’un groupe d’individus » en se basant sur un motif de discrimination fondée sur la race, l’origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, l’âge, le sexe, l’orientation sexuelle, l’identité ou l’expression de genre, l’état matrimonial, la situation de famille, les caractéristiques génétiques, la déficience ou l’état de personne graciée.

Pour dissiper les ambiguïtés, le projet de loi précise « que le contenu n’exprime pas de la détestation et ne manifeste pas de diffamation pour la seule raison qu’il exprime du dédain ou une aversion ou qu’il discrédite, humilie, blesse ou offense ».

Cette définition très restrictive des propos haineux prohibés par la loi devrait satisfaire aux exigences de compatibilité avec la liberté d’expression, telles qu’elles sont reconnues par les tribunaux. La Commission canadienne des droits de la personne, habilitée à étudier les plaintes à ce sujet, n’aura pas le loisir de désigner comme haineux n’importe quel propos perçu comme offensant.

De même, pour réduire la confusion sur ces questions, il serait sain que l’on s’efforce d’ajuster le vocabulaire courant qui, trop souvent, désigne abusivement comme du propos haineux des commentaires blessants ou offensants qui n’atteignent pas le seuil requis par la loi pour être qualifiés de haineux. C’est un impératif de précision de langage.

Le projet de loi impose des obligations aux grands médias sociaux. Ceux-ci seront tenus d’agir de manière responsable et de mettre en oeuvre des mesures pour atténuer le risque que les utilisateurs soient exposés à du contenu préjudiciable. Les plateformes devront soumettre des plans de sécurité numérique qui permettront notamment aux utilisateurs de signaler un contenu nuisible et de bloquer des utilisateurs malveillants.

Les réseaux sociaux devront aussi assurer la protection des enfants en intégrant dans leurs configurations des fonctionnalités de conception plus sûres, notamment adaptées à l’âge. De même, le projet de loi propose d’imposer aux réseaux sociaux une obligation de suppression du contenu qui victimise sexuellement un enfant ou revictimise un survivant, de même que le contenu intime communiqué de façon non consensuelle.

Le projet de loi C-63 met en place des instances spécialisées afin d’assurer que le fonctionnement des réseaux sociaux respecte les exigences de la loi. Il propose d’établir la Commission canadienne de la sécurité numérique pour assurer l’exécution et le contrôle d’application de la loi et il institue le poste d’ombudsman de la sécurité numérique. Cet ombudsman aura pour mandat de procurer un soutien aux utilisateurs des médias sociaux et de promouvoir l’intérêt public en matière de sécurité en ligne.

La principale carence du projet de loi C-63 est qu’il laisse aux réseaux sociaux une grande marge de manoeuvre afin de juger si un contenu signalé est effectivement contraire à la loi. En démocratie, le départage entre le légal et l’illégal relève des juges, pas des entreprises commerciales. Il est donc déplorable qu’on ait omis de prévoir que des cyberjuges pourront trancher les désaccords qui ne manqueront pas de survenir quant au caractère effectivement haineux ou contraire à la loi des contenus signalés par les usagers.

Il faut espérer que dans une prochaine étape, le législateur fédéral de même que les provinces mettent en place les mécanismes nécessaires afin d’assurer que les tribunaux puissent intervenir rapidement en ligne à l’égard des situations conflictuelles qui s’y déroulent. On n’assure pas un départage démocratique crédible entre les contenus licites et les contenus illicites en s’en remettant au bon vouloir d’entreprises commerciales.

Mais dans l’ensemble, le projet de loi C-63 est un pas dans la bonne direction. Il s’inscrit dans la tendance des législations d’autres états démocratiques afin de réduire certains fléaux qui sévissent sur Internet. On ne peut plus s’en tenir à déplorer les comportements abusifs en ligne. Il faut aller au-delà des voeux pieux et des appels naïfs à « l’éducation » et à la vigilance des victimes.

Ce texte fait partie de notre section Opinion, qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.

QOSHE - Venir à bout des préjudices en ligne - Pierre Trudel
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Venir à bout des préjudices en ligne

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05.03.2024

Le projet de loi C-63, déposé la semaine dernière par le ministre fédéral de la justice, Arif Virani, propose de doter le Canada d’une Loi sur les préjudices en ligne. Cette loi imposera des obligations ciblées aux réseaux sociaux afin de lutter contre certains des pires fléaux qui sévissent sur Internet.

Sept catégories de contenus sont visées : le contenu qui victimise sexuellement un enfant ou revictimise un survivant ; le contenu qui incite à l’extrémisme violent ou au terrorisme ; le contenu qui incite à la violence ; le contenu qui fomente la haine ; le contenu visant à intimider un enfant ; le contenu intime communiqué de façon non consensuelle (incluant les hypertrucages) ; et enfin, le contenu poussant un enfant à se porter préjudice. Ce n’est pas n’importe quel propos malveillant qui est ciblé.

Par exemple, le contenu fomentant la haine qui est interdit par le projet de loi est celui qui « exprime de la détestation à l’égard d’un individu ou d’un groupe d’individus ou qui manifeste de la diffamation à leur égard et qui, compte tenu du contexte dans lequel il est communiqué, est susceptible de fomenter la détestation ou la diffamation d’un individu ou d’un groupe d’individus » en se basant sur un motif de discrimination fondée sur la race, l’origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, l’âge, le sexe, l’orientation........

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