La controverse au sujet des frasques de l’acteur Gérard Depardieu a mis en scène les condamnations et les prises de parole de ceux qui défendent l’acteur et s’insurgent du fait qu’on le condamne « sans même avoir pris la peine d’entendre sa version ». On n’a pas manqué de rappeler combien il importe de respecter la présomption d’innocence. D’autre part, on a fait valoir l’importance d’accueillir la parole des personnes victimes et le fait qu’il est excessif de leur imposer les interminables délais qui sont le lot du processus judiciaire.

Ces dérives régulièrement dénoncées lorsqu’une telle controverse éclate sont en partie entretenues par un système de justice qui met trop de temps à produire les réponses qu’on est en droit d’attendre dans un régime qui reconnaît la suprématie de la loi. Mais on ne peut sérieusement se plaindre que des processus de lynchage viennent se substituer au processus judiciaire si on persiste à négliger de faire ce qu’il faut afin d’en accélérer le déroulement.

En effet, la présomption d’innocence n’est pas une immunité contre le jugement que le commun des mortels peut porter sur les faits et gestes d’un individu. La présomption d’innocence garantit que le juge ne punit que lorsque sont réunies les conditions prévues par la loi. Ce n’est pas un interdit de débattre du mérite d’un accusé et de la détresse des victimes.

Ceux qui s’inquiètent de la mise à mal de la présomption d’innocence devraient mettre autant d’énergie à revendiquer l’accélération des mesures afin d’aligner le temps judiciaire sur la vitesse de circulation de l’information dans le monde connecté. La décourageante lenteur du processus judiciaire nourrit en effet les tentations d’opter pour les dénonciations publiques et autres procédés de « justice parallèle » qui ne s’encombrent pas des précautions caractérisant le fonctionnement des tribunaux.

Les fondamentaux des processus judiciaires ont été pensés dans un univers où l’information ne voyageait pas à la même vitesse que celle qui caractérise le numérique. Par exemple, à l’époque de l’imprimé, il pouvait être rationnel de compter les délais en jours et en mois. Mais lorsque l’information circule de façon virale à la vitesse de la lumière, un jour, c’est déjà une éternité !

Il faut se donner les moyens d’accélérer la vitesse de déroulement du processus judiciaire. Les événements ou les situations qui se passent en ligne devraient être jugés en ligne et avec célérité. Il faut aussi prendre au sérieux la lutte contre la culture du « gagner du temps » qui sévit parfois chez ceux qui savent que c’est leur seule façon d’échapper à un examen rigoureux de leurs comportements par un juge.

Guy Birenbaum et Vincent Ollivier se demandaient, dans Le Monde du 31 décembre dernier, « Comment la justice peut-elle garantir une information exacte des citoyens ainsi qu’un environnement démocratique apaisé si la raison et la vérité patientent devant un ascenseur en panne, quand les mensonges et la haine circulent en fusée ? ».

Dans un univers où il est possible de générer des faussetés et de les répandre à la vitesse de la lumière, il faut que les instances chargées de départager le vrai du faux, le licite de l’illicite soient équipées pour agir à la vitesse conséquente. Lorsqu’on dit que la mise à niveau des lois est une composante intégrante et essentielle de l’adaptation de nos sociétés aux technologies, c’est de ces enjeux qu’il est question. Il est irresponsable de s’imaginer que tout peut changer, que tout peut aller plus vite mais que les processus judiciaires peuvent continuer à cheminer à la vitesse du XXe siècle.

Il faut inventer des méthodes innovatrices pour examiner le bien-fondé des accusations et prétentions de ceux qui sont en conflit. C’est bien d’appuyer le développement des technologies de l’intelligence artificielle. Mais un État responsable doit aussi mettre les bouchées triples sur le développement de processus judiciaires plus rapides. À cette fin, il faut, par exemple, renforcer les capacités d’organismes, comme le Laboratoire de cyberjustice de l’Université de Montréal, qui travaillent à des modes de règlement des litiges opérant de façon conséquente avec les conditions imposées par les espaces numériques.

On ne peut se limiter à dénoncer les actions de ceux et celles qui méconnaissent la « présomption d’innocence » et tolérer la lenteur des mécanismes chargés de faire la lumière sur les situations préoccupantes ou sur ce qui est arrivé aux victimes. Ces processus prennent tellement de temps qu’ils sont neutralisés par les multiples systèmes de « justice parallèle » qui opèrent sans s’encombrer du souci d’entendre toutes les versions.

Tarder à moderniser les processus judiciaires, c’est se résoudre à endurer de plus en plus de ces processus « parallèles » qui produisent leur « justice » en fonction d’intérêts arbitrés selon des logiques commerciales.

Si on continue à négliger de faire le nécessaire afin d’accélérer le temps judiciaire, il sera impossible de répondre aux défis que nous impose le temps du numérique. Ce sera un beau cadeau pour ceux qui s’accommodent de l’arbitraire. Mais l’équilibre démocratique risque d’y passer.

Ce texte fait partie de notre section Opinion, qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.

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Gérard Depardieu, l’arbitraire et le temps de la justice

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09.01.2024

La controverse au sujet des frasques de l’acteur Gérard Depardieu a mis en scène les condamnations et les prises de parole de ceux qui défendent l’acteur et s’insurgent du fait qu’on le condamne « sans même avoir pris la peine d’entendre sa version ». On n’a pas manqué de rappeler combien il importe de respecter la présomption d’innocence. D’autre part, on a fait valoir l’importance d’accueillir la parole des personnes victimes et le fait qu’il est excessif de leur imposer les interminables délais qui sont le lot du processus judiciaire.

Ces dérives régulièrement dénoncées lorsqu’une telle controverse éclate sont en partie entretenues par un système de justice qui met trop de temps à produire les réponses qu’on est en droit d’attendre dans un régime qui reconnaît la suprématie de la loi. Mais on ne peut sérieusement se plaindre que des processus de lynchage viennent se substituer au processus judiciaire si on persiste à négliger de faire ce qu’il faut afin d’en accélérer le déroulement.

En effet, la présomption d’innocence n’est pas une immunité contre le jugement que le commun des mortels peut porter sur les faits et gestes d’un individu. La présomption d’innocence garantit que le juge ne punit que lorsque sont réunies les conditions prévues par la loi. Ce n’est pas un interdit de débattre du mérite d’un........

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