Je n’avais pas l’intention d’écrire sur le blocage de la nomination de la professeure Denise Helly au conseil d’administration de l’INRS ; non parce que j’aurais été d’accord avec la décision de la ministre, mais tout simplement car il me semblait que tout avait été dit sur cette ingérence politique et cette entorse plutôt flagrante à la liberté universitaire.

Je me suis ravisé après avoir lu jeudi dans Le Devoir le texte de Francis Dupuis-Déri, « Où sont les défenseurs de la liberté universitaire ? », dans lequel il reproche à des « chroniqueurs d’ici » de dénoncer les atteintes à la liberté universitaire ou d’expression sur les campus uniquement quand elle est le fait de militants « wokes ». Le reproche vaut ce qu’il vaut, et pourrait être renvoyé, à l’identique, à bien des chroniqueurs ou universitaires qui sont tout autant « d’ici » et que la censure ne concerne que dès lors qu’elle est le fait de hordes fascisantes ou de vilains réactionnaires.

Toutefois, c’est surtout la conclusion de son texte qui m’a interpellé. Il y évoque en effet la « guerre culturelle » sur l’autel de laquelle « les beaux principes sont sacrifiés » et achève ce déprimant constat sur deux questions : « Défendre la liberté ? Oui, écrit-il, mais pour qui ? »

À cette dernière question, j’aurais tendance à répondre : pour tout le monde.

Pour Denise Helly comme pour Verushka Lieutenant-Duval ; et on pourrait bien entendu mentionner à la suite de ces deux noms une longue liste de personnes qu’on a voulu faire taire ou que l’on a sanctionnées pour leurs paroles ou leurs idées dans les universités québécoises et canadiennes ces dernières années. Y apparaîtraient en bonne place Katy Fulfer, qu’un jeune homme a voulu assassiner parce qu’elle parlait de la notion de genre dans son cours, mais aussi — n’en déplaise à Francis Dupuis-Déri — Mathieu Bock-Côté et Jordan Peterson, etc.

Mais pour que cette liberté universitaire et la liberté d’expression soient ainsi garanties à tous, quelles que soient les tendances philosophiques ou politiques auxquelles ils s’identifient, il faut justement s’appuyer sur « les beaux principes », et ceux-ci devraient l’emporter sur toute autre considération dans une société qui serait soucieuse de liberté. Évidemment, nulle liberté n’étant absolue, ces « principes » englobent certaines limites fixées à ces deux libertés, mais de telles limites doivent être les mêmes pour tout le monde, tout en étant étroitement balisées par des lois ou des règlements auxquels tous ont accès.

Plus prosaïquement, ces « beaux principes » constituent aussi la meilleure manière, sinon la seule, si l’on veut faire en sorte que la condamnation de la censure, sous toutes ses formes, n’émane pas, à chaque fois, d’un seul camp, et si l’on veut être en mesure de coaliser une très large majorité de personnes raisonnables contre ces atteintes répétées à ces libertés. Je suis en effet persuadé que la plupart des gens demeurent attachés à ces « beaux principes » qui sont ceux de la démocratie, et qu’ils sont capables de faire la part des choses. Que l’on peut être, autrement dit, opposé au discours qui assimile toute critique de l’intégrisme islamique à de l’islamophobie, et conscient pourtant que sanctionner Mme Helly parce qu’elle a un jour rencontré un certain imam nommé Adil Cherkaoui n’a absolument aucun bon sens.

Il est clair qu’aucune loi, qu’aucun règlement n’interdit de fréquenter, d’inviter, de rencontrer qui que ce soit. De la même manière, on pouvait être choqué par la sanction imposée par son université à Verushka Lieutenant-Duval pour avoir prononcé un mot qu’aucune loi, qu’aucun règlement n’interdisait de prononcer, tout en étant par ailleurs sincèrement opposé à toute forme de racisme.

Ces « beaux principes » auxquels il faut justement croire et qu’il faut défendre vigoureusement nous garantissent tous du retour d’un arbitraire qui est, par définition, antidémocratique, qu’il émane d’un recteur libéral et progressiste ou d’une ministre caquiste. Dans une société attachée aux valeurs de la démocratie, cette défense des libertés devrait faire quasiment l’unanimité.

C’est d’ailleurs un mauvais calcul que de défendre la liberté d’expression ou la liberté universitaire uniquement pour ceux qui se rangent derrière le même drapeau que nous. La liberté ne peut être que réciproque. Seule cette réciprocité a pour conséquence que tous ont intérêt à la défendre. Elle assure également que règnent entre tous les citoyens l’égalité et le respect : je t’accorde la liberté d’exprimer franchement et publiquement tes pensées, à la condition expresse que tu m’accordes le même droit, et donc celui de ne pas être d’accord avec toi et de te contredire sans que tu m’insultes ou que tu veuilles me faire taire.

Le jour où nous ne croirons plus à ces « beaux principes », il ne nous restera guère d’autre choix que de nous plonger allègrement dans une « guerre culturelle » dont je suis pour ma part convaincu que la plupart des gens ne veulent pas. Culturelle, civile ou étrangère, avec ou sans guillemets, la guerre autorise certains extrémistes à adopter des postures héroïques et à abuser d’une liberté qu’on ne reconnaît plus à cet autrui, qu’on considère désormais comme un ennemi. La guerre tue en effet tous les « beaux principes », et tout le monde en pâtit. C’est pourquoi, tant qu’il en est encore temps, il faut défendre ces principes communs qui assurent la paix.

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QOSHE - Les beaux principes - Patrick Moreau
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Les beaux principes

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29.01.2024

Je n’avais pas l’intention d’écrire sur le blocage de la nomination de la professeure Denise Helly au conseil d’administration de l’INRS ; non parce que j’aurais été d’accord avec la décision de la ministre, mais tout simplement car il me semblait que tout avait été dit sur cette ingérence politique et cette entorse plutôt flagrante à la liberté universitaire.

Je me suis ravisé après avoir lu jeudi dans Le Devoir le texte de Francis Dupuis-Déri, « Où sont les défenseurs de la liberté universitaire ? », dans lequel il reproche à des « chroniqueurs d’ici » de dénoncer les atteintes à la liberté universitaire ou d’expression sur les campus uniquement quand elle est le fait de militants « wokes ». Le reproche vaut ce qu’il vaut, et pourrait être renvoyé, à l’identique, à bien des chroniqueurs ou universitaires qui sont tout autant « d’ici » et que la censure ne concerne que dès lors qu’elle est le fait de hordes fascisantes ou de vilains réactionnaires.

Toutefois, c’est surtout la conclusion de son texte qui m’a interpellé. Il y évoque en effet la « guerre culturelle » sur l’autel de laquelle « les beaux principes sont sacrifiés » et achève ce déprimant constat sur deux questions : « Défendre la liberté ? Oui, écrit-il, mais pour qui ? »

À cette dernière question, j’aurais tendance à répondre : pour tout le monde.

Pour Denise Helly comme pour Verushka Lieutenant-Duval ; et on........

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