Le sourire de La Joconde maculé de soupe par des militantes écologistes. Le symbole dérange et laisse surtout dubitatif. Quel rapport y a-t-il entre la cible, le chef-d’oeuvre le plus célèbre de la peinture de la Renaissance, et la cause que ces deux femmes prétendent défendre, soit « une alimentation saine et durable » ?

Traditionnellement, ce genre de déprédation visait des lieux liés aux intérêts qui étaient dénoncés : les anticapitalistes taguaient les vitrines des banques ; les activistes animalistes s’en prenaient aux sites d’élevage, aux abattoirs et aux boucheries ; les défenseurs des Ouïghours ciblaient des consulats chinois ou de gros importateurs de produits fabriqués dans les camps de travail du Xinjiang, etc.

Avec les toiles de Van Gogh, de Goya, de Monet, la sculpture de Degas, et maintenant le chef-d’oeuvre de Léonard de Vinci, on est ailleurs. Et le message apparaît pour le coup bien embrouillé.

Il est vrai qu’il n’est pas évident d’identifier les responsables, du fait que la majeure partie des aliments qui se retrouvent dans nos assiettes ne constituent pas une alimentation « saine » et encore moins « durable ».

Qui donc est responsable de cet état de fait ? Les industriels de l’agroalimentaire ? Certainement. Mais pourrait-on nourrir six milliards d’êtres humains sans ces productions massives et à — relativement — bas coûts ? Les gros producteurs agricoles ? Même réponse. Sans compter qu’on a poussé depuis un siècle ces agriculteurs à industrialiser leurs exploitations et à intensifier leurs cultures.

Avaient-ils le choix s’ils voulaient survivre ? Les gouvernements, alors, seraient les grands responsables, eux qui n’en font pas assez pour encadrer l’agrobusiness ? Mais en font-ils jamais assez aux yeux de certains, gouverner exigeant toujours de prendre des mesures afin de remédier à certains problèmes tout en ménageant des intérêts divergents ? Ou bien cette responsabilité n’incombe-t-elle pas aux consommateurs eux-mêmes ? Autrement dit, nous, qui n’avons souvent pas le choix d’acheter des produits alimentaires industriels — ne serait-ce que pour des questions de disponibilité et, surtout, de prix.

En réalité, si l’on faisait des sondages pour savoir si la population préférerait « une alimentation saine et durable » à la nourriture bourrée de produits chimiques et produite à grand renfort de pesticides qu’elle consomme actuellement, je suis persuadé qu’une large majorité des gens pencherait pour la première option. Du moins d’un point de vue théorique, c’est-à-dire avant que l’on ne détaille les baisses de productivité et les hausses de prix qu’entraîneraient inéluctablement, au point de mettre en péril la sécurité alimentaire des trois quarts de l’humanité, une production agricole plus respectueuse de la nature.

Si la cause que défendent ces militantes est en effet plus ou moins consensuelle, personne n’a à ce jour de solutions efficaces pouvant être mises à exécution rapidement et dont les impacts ne seraient pas trop catastrophiques, afin de parvenir à offrir à tous une nourriture « saine » et issue de modes de production « durables ».

Mais à qui s’adressent alors ces gestes de révolte qui ont tout de cris de colère lancés dans le vide ? Il y a comme l’expression d’une colère adolescente (et en partie tournée contre sa propre impuissance) dans ces jets de peinture, de soupe ou de purée qui cherche avant tout à provoquer, à choquer.

Qu’ils aient lieu dans des musées et qu’ils prennent pour cible des chefs-d’oeuvre du passé n’est pas non plus anodin. Ces aspersions renouent en effet avec un nihilisme qui entretient depuis longtemps un contentieux avec les oeuvres d’art. Comment ne pas entendre dans les questions rhétoriques des deux militantes lanceuses de soupe du Louvre — « Qu’est-ce qu’il y a de plus important ? L’art ou le droit à une alimentation saine et durable ? » — un écho à cette sentence célèbre du nihiliste russe Dimitri Pisarev, qui déclarait déjà dans les années 1860 : « Pour l’homme du peuple, une paire de bottes vaut mille fois plus que la collection des oeuvres complètes de Shakespeare ou de Pouchkine. »

L’originalité n’est donc pas ce qui caractérise cette épidémie de vandalisme muséal. L’explication un peu courte offerte par nos deux vandales parisiennes reproduit d’ailleurs à quelques mots près celle avancée par leurs prédécesseurs londoniens, tout comme leurs émules de Potsdam copiaient quant à eux leur pose : agenouillés, une main collée au mur.

Ce mimétisme est troublant. Qu’ils dénoncent l’alimentation malsaine ou réclament la fin des énergies fossiles, on a surtout l’impression que ces activistes agissent par émulation narcissique, à la manière de ces internautes qui se filment relevant des défis généralement stupides pour ensuite diffuser fièrement leurs exploits sur les réseaux sociaux. À les voir poser devant leur ouvrage avant de se faire arrêter, il est difficile de ne pas songer à ces « 15 minutes de célébrité mondiale » dont Andy Warhol prophétisait que « chacun » y aurait bientôt « droit ». La cause que ces nouveaux Érostrate prétendent servir devient tout à coup non pas brouillée, mais secondaire.

Heureusement, ces oeuvres sont toutes protégées par des vitres de protection — ce que nos iconoclastes ne sont pas sans savoir. Les visiteurs du Louvre pourront ainsi continuer à admirer le beau visage et l’énigmatique sourire de Mona Lisa, qui auront l’air, si jamais certains d’entre eux se souviennent alors de cet incident, de se moquer gentiment de tant d’insignifiance.

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QOSHE - Le sourire de Mona Lisa - Patrick Moreau
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Le sourire de Mona Lisa

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01.02.2024

Le sourire de La Joconde maculé de soupe par des militantes écologistes. Le symbole dérange et laisse surtout dubitatif. Quel rapport y a-t-il entre la cible, le chef-d’oeuvre le plus célèbre de la peinture de la Renaissance, et la cause que ces deux femmes prétendent défendre, soit « une alimentation saine et durable » ?

Traditionnellement, ce genre de déprédation visait des lieux liés aux intérêts qui étaient dénoncés : les anticapitalistes taguaient les vitrines des banques ; les activistes animalistes s’en prenaient aux sites d’élevage, aux abattoirs et aux boucheries ; les défenseurs des Ouïghours ciblaient des consulats chinois ou de gros importateurs de produits fabriqués dans les camps de travail du Xinjiang, etc.

Avec les toiles de Van Gogh, de Goya, de Monet, la sculpture de Degas, et maintenant le chef-d’oeuvre de Léonard de Vinci, on est ailleurs. Et le message apparaît pour le coup bien embrouillé.

Il est vrai qu’il n’est pas évident d’identifier les responsables, du fait que la majeure partie des aliments qui se retrouvent dans nos assiettes ne constituent pas une alimentation « saine » et encore moins « durable ».

Qui donc est responsable de cet état de fait ? Les industriels de l’agroalimentaire ? Certainement. Mais pourrait-on nourrir six milliards d’êtres humains sans ces productions massives et à — relativement — bas coûts ? Les gros producteurs agricoles ? Même réponse. Sans compter qu’on a poussé depuis un siècle ces agriculteurs........

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