L’arbitraire, c’est ce qui ne découle pas de l’application d’une règle ou d’une loi. Sous l’Ancien Régime (en France, jusqu’à la Révolution et en Angleterre, jusqu’à l’instauration de la monarchie parlementaire), on parlait de l’« arbitraire royal ». Le roi n’étant assujetti qu’à son « bon plaisir », il pouvait prendre les décisions qu’il voulait, même si celles-ci allaient à l’encontre des lois et règlements établis. De la même manière, il pouvait décider du bannissement ou de l’enfermement (à la fameuse Bastille, notamment) de quiconque lui avait déplu.

À l’encontre de cet arbitraire royal, l’État de droit instaura le règne de la loi, c’est-à-dire que les mêmes lois, supposées connues de tous, s’appliquent à chaque sujet du droit, qui est ainsi protégé contre les décisions du pouvoir qui ne découlent pas de l’application d’une telle loi légitimement promulguée ou contre les punitions qui pourraient arbitrairement lui être imposées. C’est le b.a.-ba de la démocratie. C’est aussi un principe qui garantit l’égalité de tous, au moins devant la loi.

Or, on assiste depuis quelques années, au Canada et au Québec comme ailleurs, à une dangereuse dérive, à un retour de sanctions qui s’appliquent de manière totalement arbitraire, en dehors de toute loi, de toute règle, parfois même sans qu’ait été commis le moindre crime ou le moindre délit dûment défini par une règle de droit ou un quelconque code de déontologie.

On se souvient à ce sujet de l’affaire Jutra, en 2016, lorsque le nom du célèbre réalisateur, décédé depuis trente ans, fut banni de l’espace public sur décision de la ministre de la Culture de l’époque et de la direction de Québec-
Cinéma, auxquels s’associèrent les maires de Montréal, de Québec et de Lévis, alors même qu’aucune plainte n’avait été officiellement déposée contre lui et que les témoignages incriminants demeuraient anonymes. Au moins, cette sanction post-mortem pour des crimes sexuels pédophiles supposés ne faisait-elle de tort qu’à sa mémoire.

Il n’en alla pas de même, quatre ans plus tard, quand l’enseignante Verushka Lieutenant-Duval fut sanctionnée et vilipendée par le doyen de l’Université d’Ottawa pour avoir prononcé un mot qu’aucune loi ni aucun règlement n’interdisait de prononcer. On fit face, là, à l’arbitraire non seulement le plus total, mais aussi le plus hideux qui s’en prenait, avec bonne conscience et au nom d’une bonne conscience antiraciste, à une jeune universitaire à statut précaire (au-dessus de tout soupçon en ce qui concernait le racisme qu’on faisait mine de lui reprocher) dont on brisait sans scrupule la carrière.

Cette affaire fut révélatrice, de manière encore plus frappante que la précédente, de ce nouvel arbitraire qui nous guette tous désormais. Qu’une accusation soit lancée contre quelqu’un, même sans preuve, justifie dorénavant qu’une foule d’anonymes se déchaîne contre cette personne qu’on leur jette en pâture sur les réseaux sociaux.

L’accusation vaut condamnation. Il n’y a plus ni présomption d’innocence, ni débat contradictoire, ni moyen de défense pour l’accusé. L’opinion publique, ou du moins cette fraction de ladite opinion qui éprouve le besoin pathologique de conspuer et de haïr, fait figure à la fois de procureur, de juge et de jury.

Les autorités (administratives, politiques), qui devraient pourtant avoir pour code de conduite de garder la tête froide, endossent alors les émotions hargneuses de la foule et imposent à l’accusé une sanction immédiate. Celle-ci tombe la plupart du temps en quelques jours à peine, comme si les autorités en question avaient par-
dessus tout peur de donner l’impression de ne pas partager avec assez d’enthousiasme ces humeurs lyncheuses, ou craignaient d’être entraînées à leur tour par leur courant irrésistible.

Il n’aura ainsi fallu que quelques jours pour que Gérard Depardieu se voie radié de l’Ordre national du Québec à cause de propos qu’il a tenus sur les femmes dans l’extrait d’un reportage diffusé à la télévision française. Il n’y a aucun doute, les propos tenus par Gérard Depardieu sont inexcusables, répugnants, atrocement misogynes et profondément stupides ; mais, à ma connaissance, ils ne constituent pas un crime au sens de la loi.

Or, on apprenait tout récemment, grâce à un article du Devoir, que le règlement de l’Ordre national du Québec ne prévoyait de radiation d’un de ses membres que si celui-ci était condamné « par les instances juridiques, civiles ou pénales ». C’est donc arbitrairement, c’est-à-dire en contravention expresse des règles établies, que l’acteur français a été radié. Cet arbitraire aurait été évité si le premier ministre avait attendu, avant de prononcer sa radiation, une éventuelle condamnation, puisqu’au moins trois plaintes pour viol et agression sexuelle ont été à ce jour déposées contre lui.

Cette différence entre des accusations et la chose jugée n’est pas une simple question de forme. Que les règles et les lois s’appliquent à la lettre, que les tribunaux et les juges se prononcent sur la culpabilité des uns et des autres, et non pas nos dirigeants politiques ou des administrateurs menés eux-mêmes par une foule qui réagit émotivement, c’est ce qui garantit que chacun — y compris les coupables, les personnages odieux et les imbéciles heureux — puisse bénéficier d’un traitement juste et équitable. Cela sert chacun d’entre nous, alors que l’arbitraire ne bénéficie qu’aux puissants.

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QOSHE - Le règne de l’arbitraire - Patrick Moreau
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Le règne de l’arbitraire

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30.12.2023

L’arbitraire, c’est ce qui ne découle pas de l’application d’une règle ou d’une loi. Sous l’Ancien Régime (en France, jusqu’à la Révolution et en Angleterre, jusqu’à l’instauration de la monarchie parlementaire), on parlait de l’« arbitraire royal ». Le roi n’étant assujetti qu’à son « bon plaisir », il pouvait prendre les décisions qu’il voulait, même si celles-ci allaient à l’encontre des lois et règlements établis. De la même manière, il pouvait décider du bannissement ou de l’enfermement (à la fameuse Bastille, notamment) de quiconque lui avait déplu.

À l’encontre de cet arbitraire royal, l’État de droit instaura le règne de la loi, c’est-à-dire que les mêmes lois, supposées connues de tous, s’appliquent à chaque sujet du droit, qui est ainsi protégé contre les décisions du pouvoir qui ne découlent pas de l’application d’une telle loi légitimement promulguée ou contre les punitions qui pourraient arbitrairement lui être imposées. C’est le b.a.-ba de la démocratie. C’est aussi un principe qui garantit l’égalité de tous, au moins devant la loi.

Or, on assiste depuis quelques années, au Canada et au Québec comme ailleurs, à une dangereuse dérive, à un retour de sanctions qui s’appliquent de manière totalement arbitraire, en dehors de toute loi, de toute règle, parfois même sans qu’ait été commis le moindre crime ou le moindre délit dûment défini par une règle de droit ou un quelconque code de déontologie.

On se........

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