J’aime les roses fanées, une métaphore de la beauté sur son déclin, la tête penchée, le pétale d’une fragilité émouvante. Je les préfère aux roses neuves, aux tiges trop orgueilleuses.

Les Japonais, qui ont compris les cycles de la vie et de la mort, ajoutent parfois une tige croche ou une fleur fanée à leurs arrangements floraux. Un art, l’ikebana. J’ai dû être une vieille Japonaise dans une autre vie. J’ai toujours été attirée par les mains parcheminées, la soie translucide de l’épiderme d’où les veines saillent, les roses fanées.

En Occident, une des batailles que les féministes n’ont pas réussi à porter très loin concerne les vieilles peaux, ces femmes perçues comme hors d’usage. Peut-être par sagesse ou par fatigue, elles se lassent de combattre leur invisibilité croissante sur tous les fronts. Elles sont dans les limbes de leur existence, pas encore des vieillardes mûres pour l’oubli, mais plus « au goût du jour » dans une logique consumériste.

Je ne compte plus la quantité d’ouvrages reçus et lus sur le sujet ; j’en ai un plein rayon de bibliothèque, de Jocelyne Robert (Les femmes vintage) à Erica Jong (Le complexe d’Éos [Fear of Dying, 2015] et La peur de l’âge [Fear of fifty, 1994]) en passant par les titres Vieille fille, Un âge nommé désir, Les flamboyantes, Il n’y a pas d’âge pour jouir ou encore Admirable, de la journaliste Sophie Fontanel, récent conte sur la dernière femme ridée sur Terre.

La cinquantaine nous terrifie parce que nous ne savons plus quoi faire de nous une fois privées de notre jeunesse et de nos attraits.

Elles ont pourtant joué les règles du jeu, ces femmes. Et se sont fait jeter malgré tout, liftées ou non, belles ou pas, fanées ou merde. Les Roses de Picardie ont tout faux : « Et puis surtout, c’était toi et moi, ces deux mots ne vieillissent pas. » Une des deux prend de l’âge, l’autre non.

« Aujourd’hui encore, ce sont des hommes, et pas précisément les plus progressistes d’entre eux, qui contrôlent la définition de ce qu’est une femme séduisante », écrivait la sociologue de renommée internationale Eva Illouz à qui j’ai déjà raconté une partie de mes déboires sentimentaux de préménopausée lors d’une conversation amicale. « Mais on ne laisse pas une femme comme vous ! » s’était exclamée l’autrice de Pourquoi l’amour fait mal. Merci, madame. Mais en rétrospective, ce fut un somptueux cadeau de la vie.

Le fait est que nous sommes nombreuses à subir la violence répandue de l’obsolescence programmée. Et le mot « violence » se prend à la pelle mécanique plutôt qu’à la louche. Des femmes jadis vénérées se retrouvent à faire les frais de l’âge de leurs ovaires, rien de neuf sous le soleil ardent de l’andropause. Mais j’ajoute que j’ai vécu une sulfureuse relation amoureuse après 55 ans (avec un homme plus jeune) ; ça, on ne le dit pas assez aux femmes, sauf dans les romans…

« “Rejection is God’s protection”, disent les Anglo-Saxons (le rejet est la protection de Dieu). L’atmosphère devrait être à la liesse, non à l’autoapitoiement », souligne Amanda Castillo dans son excellent essai Et si les femmes avaient le droit de vieillir comme les hommes ? (L’Iconoclaste, 2023). Si vous avez un livre à vous procurer pour ce 8 mars, le voici.

La journaliste suisse fait un survol culturel des injustices liées à l’âge des femmes. Jane Birkin écrit dans son journal intime en 1973 : « Dans dix ans, je suis finie, personne ne m’aimera plus. Je serai vieille et moche. Je n’aurai plus 27 ans, j’aurai 37 ans, et c’est la fin. » Ajoutez un émoji de tête de mort et de fantôme.

J’ai savouré les deux pages entières consacrées à une liste des couples connus (une cinquantaine à travers les époques) où un grand écart d’âge penche en faveur de la femme. Janette Bertrand n’y figure pas. Amanda Castillo fait la peau à bien des figures du patriarcat qui clament leur aversion des roses fanées de 50 ans : Moix, Houellebecq, Beigbeder, Gainsbourg, Matzneff, je poursuis ?

L’attrait érotique n’est que la plus faible de nos armes, il se dissipe avec l’accoutumance.

Et les muses s’usent rapidement, souligne l’autrice : 60 % des 13-24 ans disent, dans une étude auprès de 1600 femmes, que les réseaux sociaux les rendent paranos sur leur vieillissement. Relativisons : du temps de Balzac, une femme était vieille à 30 ans. Sauf que, comme l’écrivait le sociologue David Le Breton dans l’article « Peut-on aimer une femme de 50 ans ? » (Cerveau & Psycho, 2019), il n’y avait pas encore de réponse commerciale à ces insécurités du temps de l’auteur de La femme de trente ans. Et on notera la subtile différence entre rester désirable (sexy, baisable, etc.) pour demeurer « aimable ».

« Toute révolte a besoin de symboles », souligne Castillo. Et il faut être un peu badass pour refuser les interventions en tout genre visant à prolonger la date de péremption. Mais au cinéma comme à la télé, la norme est fixée et les dés pipés. Les symboles sont lissé(e)s. L’autrice relève une longue série d’anomalies IMAX sur tout un chapitre. Dans le film Dune, première partie, Timothée Chalamet a 25 ans, et celle qui joue sa mère, Rebecca Ferguson, 38 ans. 13 ans d’écart.

Après 35 ans, les actrices ont un long tunnel devant elles jusqu’à ce qu’elles deviennent à l’écran des grands-mères très jeunes.

Dans un autre récent essai qui porte le titre peu avenant Vieille peau, la journaliste française Fiona Schmidt parle de l’invisibilité des femmes de 50 ans et plus dans les médias (trois fois moins que les hommes) et de leur temps de parole réduit, chez les actrices aussi : « Au même âge, les femmes entrent dans un tunnel d’invisibilité dont elles ne ressortent qu’à la soixantaine bien sonnée, pour jouer les grands-mères plus ou moins fantasques dévouées ou indignes. »

L’autrice remarque que la vieillesse est un monde de femmes, plus nombreuses dans les RPA, aidées et soignées par… encore des femmes.

Selon Fiona Schmidt, nous ne gagnerons rien à repousser l’échéance avec des mantras du genre « 50 est le nouveau 40 » : « L’antidote à l’âgisme ne consiste pas à rester jeune jusqu’à la mort ni à prétendre que les vieux sont des jeunes comme les autres. »

Bref, les femmes vintage sont tannées comme du cuir. Mais la vérité, c’est qu’on peut aussi se sentir libérée de ne plus être convoitée, évaluée comme une marchandise, et d’être la rose fanée du bouquet. Ses épines ne vieillissent jamais. Ça peut encore servir.

cherejoblo@ledevoir.com

Je n’avais jamais visionné le documentaire Searching for Debra Winger de l’actrice et réalisatrice Rosanna Arquette.

Sorti en 2002, ce film n’a pas pris une ride, mais les comédiennes interviewées, peut-être… De grosses pointures comme Jane Fonda, Vanessa Redgrave, Chiara Mastroianni, Emmanuelle Béart, Whoopi Goldberg (hilarante), Frances McDormand, Catherine O’Hara, Charlotte Rampling (qui ne veut pas parler), Sharon Stone, Meg Ryan, Salma Hayek, etc., se confessent courageusement sur deux sujets difficiles reliés à l’industrie cinématographique : la maternité et l’âge. « Le » critère d’Hollywood pour remporter un rôle : « Would you fuck her ? » dit l’une d’entre elles (à 37 min. 15 s.). Ça se passe de traduction.

Durant la trentaine, elles peinent à concilier leur métier et la vie de famille et après… elles deviennent carrément invisibles, sauf pour quelques exceptions. J’aimerais les entendre 25 ans plus tard sur ce passage de leur vie. (Et Arquette finit par retrouver la comédienne Debra Winger qui a quitté cette industrie d’objectivation de la femme.) Sur YouTube (en anglais). https://bit.ly/4c0aMzr

Relu des passages de La peur de l’âge de l’écrivaine américaine Erica Jong, aujourd’hui âgée de 81 ans. En 1994, elle aborde la cinquantaine en célibataire, après 4 mariages et la maternité. Elle fréquente des hommes mariés (pour avoir le temps d’écrire) et soumet dans ce livre les 12 illusions que les femmes prennent pour des vérités face aux hommes.

On ne pourrait pas écrire aussi librement et de façon aussi « genrée » aujourd’hui. Reste que certaines illusions demeurent. Et que les conseils radiographiques de cette féministe hétérosexuelle reposent sur une solide expérience de terrain.

Elle mentionne également en début d’ouvrage que les féministes sont dubitatives face à la cinquantaine : « Le problème dépasse de loin la ménopause, les liftings ou la question de savoir si on va se mettre à baiser des jeunots. Il concerne l’image que l’on a de soi dans une culture entichée de jeunesse et complètement indifférente aux femmes en tant qu’êtres humains. »

Trente ans plus tard, rien n’a bougé et Instagram et TikTok ont aggravé le phénomène. Un livre de vente de trottoir (ou Renaissance, tant qu’à rêver) que je recommande aux plus jeunes et à toutes celles qui gèrent leur gérascophobie comme elles peuvent.

Pris une semaine d’école buissonnière. De retour avec le printemps (ou l’été), le 22 mars.

Ce texte fait partie de notre section Opinion, qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.

QOSHE - Les vieilles peaux tannées - Josée Blanchette
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Les vieilles peaux tannées

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08.03.2024

J’aime les roses fanées, une métaphore de la beauté sur son déclin, la tête penchée, le pétale d’une fragilité émouvante. Je les préfère aux roses neuves, aux tiges trop orgueilleuses.

Les Japonais, qui ont compris les cycles de la vie et de la mort, ajoutent parfois une tige croche ou une fleur fanée à leurs arrangements floraux. Un art, l’ikebana. J’ai dû être une vieille Japonaise dans une autre vie. J’ai toujours été attirée par les mains parcheminées, la soie translucide de l’épiderme d’où les veines saillent, les roses fanées.

En Occident, une des batailles que les féministes n’ont pas réussi à porter très loin concerne les vieilles peaux, ces femmes perçues comme hors d’usage. Peut-être par sagesse ou par fatigue, elles se lassent de combattre leur invisibilité croissante sur tous les fronts. Elles sont dans les limbes de leur existence, pas encore des vieillardes mûres pour l’oubli, mais plus « au goût du jour » dans une logique consumériste.

Je ne compte plus la quantité d’ouvrages reçus et lus sur le sujet ; j’en ai un plein rayon de bibliothèque, de Jocelyne Robert (Les femmes vintage) à Erica Jong (Le complexe d’Éos [Fear of Dying, 2015] et La peur de l’âge [Fear of fifty, 1994]) en passant par les titres Vieille fille, Un âge nommé désir, Les flamboyantes, Il n’y a pas d’âge pour jouir ou encore Admirable, de la journaliste Sophie Fontanel, récent conte sur la dernière femme ridée sur Terre.

La cinquantaine nous terrifie parce que nous ne savons plus quoi faire de nous une fois privées de notre jeunesse et de nos attraits.

Elles ont pourtant joué les règles du jeu, ces femmes. Et se sont fait jeter malgré tout, liftées ou non, belles ou pas, fanées ou merde. Les Roses de Picardie ont tout faux : « Et puis surtout, c’était toi et moi, ces deux mots ne vieillissent pas. » Une des deux prend de l’âge, l’autre non.

« Aujourd’hui encore, ce sont des hommes, et pas précisément les plus progressistes d’entre eux, qui contrôlent la définition de ce qu’est une femme séduisante », écrivait la sociologue de renommée internationale Eva Illouz à qui j’ai déjà raconté une partie de mes déboires sentimentaux de préménopausée lors d’une conversation amicale. « Mais on ne laisse pas une femme comme vous ! »........

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