Le courage me fascine depuis belle lurette. Je ne parle pas du courage de se lever le matin ou d’affronter les épreuves inévitables et gratinées de l’existence. Je parle de celui qui consiste à renoncer à sa propre vie ou à affronter la meute contre le sens commun, braver le pire et y retourner encore.

Le courage de faire passer la cause collective avant soi-même et les siens, de tomber de Charybde en Scylla (en anglais, on dit « jump out of the frying pan into the fire »), chevaucher des vers de sable, être pétri d’espoir ou de désespoir, avancer dans la tempête, une fleur à la boutonnière. Dans courage, il y a le mot « rage ». Comme disait Nelson Mandela, « j’ai appris que le courage n’est pas l’absence de peur, mais la capacité de la vaincre ».

Le courage, ce sont ces deux soeurs, ados d’origine syrienne qui ont nagé pour sauver le bateau pneumatique de migrants dans la Méditerranée. L’émouvant film Les nageuses (Netflix) raconte leur histoire d’audace, de ténacité et de courage alors qu’une des deux soeurs fait toujours face à la justice pour avoir aidé d’innocents désespérés.

Il est curieux que le courage physique soit si répandu en ce monde et le courage moral si rare

Mais on ne fait pas de films sur chaque histoire inspirante qui raconte des gestes héroïques. Et pourtant, la journaliste Mélanie Loisel nous offre une trentaine de ces récits avec sa série d’entretiens, Ils vivent le siècle. Des hashtags aux révolutions, un livre unique qui nous permet de comprendre le monde au-delà des frontières du Québec et de sa « capacité d’accueil » si chère à François Legault et à Paul St-Pierre Plamondon.

Les crises qui secouent la planète actuellement méritent toute notre attention à titre de privilégiés de nations où la démocratie n’est pas menacée, mais où l’on se traîne les pieds pour aller voter.

Des hashtags aux révolutions

Certains ont inventé un hashtag. rassembleur (#BalanceTonPorc, #BlackLivesMatter) qui a mené à des émeutes et même à des révolutions, notamment celle des femmes qui brûlent leurs voiles au péril de leur vie en Iran (Femme, Vie, Liberté — Jin, Jiyan, Azadi).

Dans ses entretiens avec des rescapés et militants pivots des coins les plus chauds de la planète, dont certains ont été forcés à l’exil, Mélanie Loisel nous offre un kaléidoscope d’émotions fortes et des témoignages crève-coeur.

Tantôt, c’est Sophie Beau, à la tête d’une association humanitaire de sauvetage venant en aide aux migrants perdus en mer Méditerranée, à bord de l’Ocean Viking, depuis neuf ans. « Ces dernières années, il y a eu beaucoup de procès contre des personnes qui avaient aidé des migrants. Imaginez-vous, il était question de délit de solidarité ! » s’indigne la fondatrice, qui doit constamment se battre contre les obstacles politiques de déshumanisation sur sa route. Elle dénombre parfois 23 nationalités différentes sur les « bateaux » de fortune rescapés.

La question est donc : d’où viennent ces migrations ? Elles viennent de notre mode de vie collectif. Nous avons épuisé les continents, le continent africain surtout, nous épuisons nos ressources, nous dépassons notre confort.

Tantôt, c’est Omar, ce jeune Syrien torturé dès l’âge de 15 ans pour avoir osé crier le mot « liberté » dans une manifestation. Les quatre années qui vont suivre, dont trois en prison, lui feront vivre l’enfer. Lorsqu’il en ressort — grâce à sa mère —, il pèse 34 kilos et il a subi les pires sévices qu’on puisse imaginer sans traumavertissement. La cruauté de ses bourreaux est insoutenable.

Omar est aujourd’hui exilé en Suède et donne des conférences à titre de codirecteur du Groupe de travail d’urgence syrien. Tantôt, c’est le récit digne d’un film de Spielberg d’un jeune poète dans la jungle du Myanmar devenu chef d’une puissante armée de rébellion. Tantôt, le témoignage de Roweida, une Rohingya réfugiée avec son jeune enfant dans un camp en Indonésie qui a perdu son mari et son jeune frère en mer durant leur fuite du Bangladesh, d’un autre camp où elle est née et où ses parents vivent toujours. Ce qu’elle décrit est tout simplement inhumain. Si vous avez vu le film Ru, sur l’exil de la famille de l’écrivaine vietnamienne Kim Thúy, ça y ressemble, mais sur 25 ans. Et cette phrase à la fin de son tragique récit : « Au lieu de survivre, pouvons-nous vivre ? »

Les humains dont on relate l’expérience ici ne sont ni des statistiques ni des chiffres qui alimentent des débats idéologiques ; ils et elles donnent un visage aux vies bafouées au hasard du grand jeu de Risk.

Mélanie Loisel et moi sommes assises dans un café du centre-ville en cette radieuse journée du Vendredi saint. Une manif passe sur la rue Sainte-Catherine : « Pas de salaire, pas de stagiaire ! » Même si les policiers sont présents, personne ne risque d’être torturé ou privé de ses droits. La journaliste de 43 ans a écouté tant d’histoires d’horreur au nom de la liberté ; l’impuissance a été sa bougie d’allumage.

Et oui, le courage. Le mot est revenu chaque fois, en parlant avec cette Malienne militante exilée qui a dû laisser ses trois enfants et son mari derrière elle, avec cette Yazidie violée et vendue sept fois comme esclave, ou avec cette journaliste russe (Marina Ovsiannikova) qui a brandi une banderole contre la guerre en Ukraine en direct à la télé et vit aujourd’hui réfugiée à Paris avec ses deux enfants et la perspective d’une peine de prison de huit ans qui l’attend en Russie.

Le courage est la première des qualités humaines car elle garantit toutes les autres.

« Le mot qui revenait dans toutes mes entrevues, c’est l’espoir », me glisse Mélanie. Par rapport au livre qu’elle a écrit en 2015 — Ils ont vécu le siècle. De la Shoah à la Syrie : 62 témoins racontent —, la globe-trotter qui a étudié en relations internationales et visité la plupart des pays en guerre note que les conflits ont dégénéré en dix ans. « Pas seulement au Moyen-Orient, mais aussi en Amérique du Sud, en Haïti, en Ukraine. Et cela a un impact sur nos vies. Tout est interrelié. » De fait, le pourcentage de demandeurs d’asile augmente sans cesse au Canada.

« Il n’y a qu’une poignée de 25 hommes sur 8 milliards d’humains qui détiennent le pouvoir et créent le chaos, constate la journaliste. Toutes les femmes parlent de féminisme dans ce livre, qu’elles soient de Colombie, du Congo, de Syrie ou de Hong Kong. On ne peut jamais arrêter de lutter. Mon engagement est de porter la parole des opprimés et des laissés-pour-compte. L’indifférence face à ce qui se passe sur la planète me fait hurler. »

Et pendant ce temps, sur une autre chaîne, la téléréalité Survivor Québec entame sa seconde saison sur une île des Philippines…

cherejoblo@ledevoir.com

Le roman graphique d’Andrée Poulin, illustré par Enzo, Semer des soleils explique la guerre aux enfants (et aux adultes) de façon poétique et concrète. Les soleils font référence aux tournesols, fleurs emblématiques de l’Ukraine. On suit Théo, qui s’interroge sur la méchanceté des humains et cherche des réponses à sa question : pourquoi la guerre ?

« Les chiffres sont secs. Les chiffres n’ont pas d’odeur. […] Et les chiffres ne font pas mal. »

Ce livre est une réussite qui montre comment l’action peut nous aider à surmonter l’anxiété et le sentiment d’impuissance. Il parle de paix et cite Camus : « La paix est la seule bataille qui vaille la peine d’être menée. »

À partir de 9 ans et pour tous.

Souligné maints passages du livre de Mélanie Loisel, Ils vivent le siècle. Des hashtags aux révolutions. Publié en France aux éditions de l’Aube, ce bouquin sur les enjeux mondiaux ouvre les frontières des esprits. Il y a un énorme boulot derrière également : faire parler des traumatisés n’est pas simple. En guise de conclusion, l’entrevue avec Christiane Taubira, ancienne ministre de la Justice en France. Son analyse du monde vers lequel nous nous dirigeons mérite d’être lue. Bien sûr, elle place le combat environnemental au sommet et le qualifie d’« urgence du siècle » et de « dramatique ».

Elle aborde les causes LGBTQ , raciales, féministes, migratoires. « Les progrès humains et les progrès sociaux sont généralement le résultat de combats. Alors, nous ne pouvons pas vivre comme si tout était acquis, et poursuivre nos vies égoïstement et individuellement. » Elle dit aussi : « Nous devons être hospitaliers avec des personnes qui sont en situation de détresse. Il faut aller les secourir, développer une solidarité, les accueillir […]. »

Visité le site « SOS Méditerranée ». Voici le témoignage de Thérèse, qui apportait son secours à des migrants le 13 mars dernier sur l’Ocean Viking. Il n’en restait que 24 à bord ; 80 étaient morts en route. C’est dur.

J’ai envoyé un don ici.

L’organisation dépend des dons privés à 91 %. Sophie Beau ajoute : « Nous leur offrons une parenthèse d’humanité à bord. » Car leur route est loin de se terminer sur ce bateau.

Ce texte fait partie de notre section Opinion, qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.

QOSHE - Le courage des justes - Josée Blanchette
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Le courage des justes

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05.04.2024

Le courage me fascine depuis belle lurette. Je ne parle pas du courage de se lever le matin ou d’affronter les épreuves inévitables et gratinées de l’existence. Je parle de celui qui consiste à renoncer à sa propre vie ou à affronter la meute contre le sens commun, braver le pire et y retourner encore.

Le courage de faire passer la cause collective avant soi-même et les siens, de tomber de Charybde en Scylla (en anglais, on dit « jump out of the frying pan into the fire »), chevaucher des vers de sable, être pétri d’espoir ou de désespoir, avancer dans la tempête, une fleur à la boutonnière. Dans courage, il y a le mot « rage ». Comme disait Nelson Mandela, « j’ai appris que le courage n’est pas l’absence de peur, mais la capacité de la vaincre ».

Le courage, ce sont ces deux soeurs, ados d’origine syrienne qui ont nagé pour sauver le bateau pneumatique de migrants dans la Méditerranée. L’émouvant film Les nageuses (Netflix) raconte leur histoire d’audace, de ténacité et de courage alors qu’une des deux soeurs fait toujours face à la justice pour avoir aidé d’innocents désespérés.

Il est curieux que le courage physique soit si répandu en ce monde et le courage moral si rare

Mais on ne fait pas de films sur chaque histoire inspirante qui raconte des gestes héroïques. Et pourtant, la journaliste Mélanie Loisel nous offre une trentaine de ces récits avec sa série d’entretiens, Ils vivent le siècle. Des hashtags aux révolutions, un livre unique qui nous permet de comprendre le monde au-delà des frontières du Québec et de sa « capacité d’accueil » si chère à François Legault et à Paul St-Pierre Plamondon.

Les crises qui secouent la planète actuellement méritent toute notre attention à titre de privilégiés de nations où la démocratie n’est pas menacée, mais où l’on se traîne les pieds pour aller voter.

Des hashtags aux révolutions

Certains ont inventé un hashtag. rassembleur (#BalanceTonPorc, #BlackLivesMatter) qui a mené à des émeutes et même à des révolutions, notamment celle des femmes qui brûlent leurs voiles au péril de leur vie en Iran (Femme, Vie, Liberté — Jin, Jiyan, Azadi).

Dans ses entretiens avec des rescapés et militants pivots des coins les plus chauds de la planète, dont certains ont été forcés à l’exil, Mélanie Loisel........

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