C’était après la guerre, dans un village des Cantons-de-l’Est accroché à une montagne et cerné par les maringouins et les Américains, ces deux peuples avides de sang.

À l’époque, dans ce milieu, Curtis Lowry aurait fort bien pu devenir maquignon, contrebandier ou colporteur. L’homme avait plutôt choisi de devenir docteur. Avant la guerre, il avait cogné à la porte de l’Université Bishop’s, puis à celle de l’Université Laval. On le laissa entrer, même s’il avait un peu de terre à ses souliers, sachant qu’il possédait quelques dollars en poche.

Ce n’était pas donné à tout le monde d’être appointé grâce à l’université. Lowry demeura, sa vie durant, celui que dans tous les villages environnants on appelait avec déférence « le docteur ».

Il louait des réduits, dans diverses maisons des villages des environs, où il offrait ses services à date fixe. Mon père m’a raconté, en ouvrant la bouche pour me montrer, comment le docteur arrachait les mauvaises dents au village de Saint-Isidore, faute de savoir bien les soigner.

Sans doute que cet arracheur de dents improvisé n’était pas si différent que ses confrères. Ils essayaient, eux aussi, de faire au mieux entre deux accouchements et des malades. En matière de soins dentaires, pareil docteur semblait près du forgeron muni de ses pinces de fer. De telles habiletés empruntées à un autre corps de métier auraient été suffisantes pour parler, selon les termes en usage dans notre système d’éducation édenté, de « compétences transversales ».

Aux enfants aux dents cariées et aux gencives infectées, le docteur Lowry offrait d’arracher leurs chicots en bouche à la pince pour moins d’un dollar. Le même service pouvait être fourni à moitié prix, à condition qu’on choisisse de le faire sans anesthésie. Ce que mon père fit, dans l’habitude qui lui avait été inculquée d’économiser à tout prix, y compris sur sa vie. Mesurez bien cela.

Faut-il tout à fait reprocher à ces semblants de dentistes de campagne d’avoir soutenu des familles dans leur malheur, dans la nécessité constante où elles se trouvaient de « ménager », comme on disait dans ces ménages où un rien, du jour au lendemain, risquait d’étrangler la vie ?

La violence économique transperce les corps par tous ses pores. Être pauvre, c’est encore risquer de se retrouver édenté à la face de la société. Le Québec a longtemps eu, à ce chapitre, une des pires bouches du continent. La situation est encore préoccupante, montrent les études. Ce qui ne nous a pas empêchés de nous gargariser sans rire, en nous répétant en nous-mêmes que nous jouissons d’un des meilleurs systèmes.

Le Bloc québécois a bien raison de souligner, ces jours derniers, que le gouvernement fédéral ne cesse de faire des annonces qui débordent de ses champs de compétence, notamment en matière de soins dentaires. Ottawa a fait des annonces pour les dents, pour les logements, pour la nutrition des enfants ainsi que pour les services de garderie. Autant de domaines qui renvoient en effet à des compétences locales plutôt que fédérales.

Les principes de l’autonomie des compétences, conjugués à la dimension étatique du Québec, ont établi depuis longtemps qu’il valait mieux, pour les Québécois, s’occuper eux-mêmes des questions sociales. Qu’Ottawa verse l’argent, et Québec s’occupera de faire le nécessaire, répète-t-on à raison. Du moins est-ce vrai en théorie. Plusieurs ont par exemple soupçonné Québec depuis des années de détourner de leur finalité diverses sommes d’argent envoyées par Ottawa pour servir en principe au système d’éducation.

En fait, l’idée de vivre dans une société plus juste grâce à l’extension de programmes sociaux ne constitue pas pour tous les gouvernements une priorité. Ce n’est pas simplement une question de partage des pouvoirs, mais une vision de société qui s’exprime. En effet, si tout n’était qu’une question d’argent, il y a longtemps qu’au Québec nous agirions différemment.

Pour rappel, le gouvernement du Caquistan, avec les surplus qu’avait accumulés l’État, a jugé prioritaire en 2021 de verser un chèque quasi universel de 500 $ aux adultes. Une dépense totale d’environ 3,2 milliards. Puis en 2022, il n’a trouvé rien de mieux à faire que de renouveler l’opération. Ce sont cette fois 3,5 milliards qui ont été prélevés des coffres de l’État. Autrement dit, en à peine un peu plus d’un an, l’État québécois a dispersé 6,7 milliards, sans que cela serve de levier à instaurer des structures de vie nouvelles pour l’avenir collectif.

Devant pareille gabegie — un mot de riches qu’aimait employer le regretté Yves Michaud —, certains ont parlé d’électoralisme crasse. Ce feu d’artifice lancé en l’air sous forme de chèques se déroulait tandis que les banques alimentaires explosaient, que la situation dans les écoles s’aggravait, que les services de santé débordaient, que le système de transport collectif coulait. Le soleil brille pour tout le monde, mais c’est la lune qui règle hélas ses marées.

Avouons que c’est conséquemment plutôt gênant de s’en aller à Ottawa, comme vient de le faire le premier ministre Legault, pour réclamer de l’argent et plus de pouvoirs. Qui aurait seulement parié qu’il ne rentrerait pas bredouille une fois de plus ?

La propension de l’État fédéral à s’endetter peut laisser songeur. Elle peut même faire grincer les dents de ceux qui ont le loisir de nous montrer la blancheur des leurs. Mais qu’on déteste la manière de faire d’Ottawa ou pas, les déficits budgétaires qui se traduisent par des avancées sociales, comme la santé des dents, auront toujours plus de mérite que le fait de s’endetter sans rien laisser d’autre qu’une vision de l’avenir collectif qu’on saigne à blanc, au seul nom de l’enchantement de l’argent. D’autant plus que, la nuit venue, quoi qu’on puisse en dire au Parlement, les gens continuent de se réveiller des suites de maux de dents et d’estomacs qui crient famine plutôt qu’à cause de préoccupations sur le partage des compétences des uns et des autres.

Ce texte fait partie de notre section Opinion, qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.

QOSHE - Un mal de dents - Jean-François Nadeau
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Un mal de dents

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08.04.2024

C’était après la guerre, dans un village des Cantons-de-l’Est accroché à une montagne et cerné par les maringouins et les Américains, ces deux peuples avides de sang.

À l’époque, dans ce milieu, Curtis Lowry aurait fort bien pu devenir maquignon, contrebandier ou colporteur. L’homme avait plutôt choisi de devenir docteur. Avant la guerre, il avait cogné à la porte de l’Université Bishop’s, puis à celle de l’Université Laval. On le laissa entrer, même s’il avait un peu de terre à ses souliers, sachant qu’il possédait quelques dollars en poche.

Ce n’était pas donné à tout le monde d’être appointé grâce à l’université. Lowry demeura, sa vie durant, celui que dans tous les villages environnants on appelait avec déférence « le docteur ».

Il louait des réduits, dans diverses maisons des villages des environs, où il offrait ses services à date fixe. Mon père m’a raconté, en ouvrant la bouche pour me montrer, comment le docteur arrachait les mauvaises dents au village de Saint-Isidore, faute de savoir bien les soigner.

Sans doute que cet arracheur de dents improvisé n’était pas si différent que ses confrères. Ils essayaient, eux aussi, de faire au mieux entre deux accouchements et des malades. En matière de soins dentaires, pareil docteur semblait près du forgeron muni de ses pinces de fer. De telles habiletés empruntées à un autre corps de métier auraient été suffisantes pour parler, selon les termes en usage dans notre système d’éducation édenté, de « compétences transversales ».

Aux enfants aux dents cariées et aux gencives........

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