Au moment de prévenir un journaliste que son texte était retenu pour être publié en première page, Pierre Beaulieu ne disait pas un mot, se plantait droit devant son bureau, puis, fléchissant un peu les genoux, prenant dès lors une allure décalée de coach de baseball, le pointait de ses deux index et, d’un mouvement rapide, ramenait d’un coup sec ses deux pouces vers lui. Cette gestuelle caricaturale, tant de fois répétée par Beaulieu au milieu de la salle de rédaction du Devoir, était connue de tous. Elle faisait sourire.

Pierre Beaulieu vient de nous quitter. Il a été, au Devoir comme ailleurs, un chef de pupitre haut en couleur, après avoir connu une carrière de journaliste sous diverses enseignes. Il fut le premier francophone nord-américain à couvrir le Tour de France. Avec sa dactylo sous le bras, il s’était retrouvé dans une caravane où, de restaurants en hôtels, il parvenait à écrire des papiers d’ambiance. Avec lui, je discutais sans fin de champions, comme Merckx et Ocaña, mais aussi de Pierre Foglia ou de Réjean Tremblay, qui le faisaient pédaler. C’est qu’à La Presse, Pierre Beaulieu avait eu la charge du pupitre des sports, bien avant de passer au Devoir, où rien n’a jamais pressé de ce côté.

Comme journaliste, il fut longtemps associé au monde du spectacle. Le journaliste Sylvain Cormier, collectionneur invétéré, a compulsé des papiers de Beaulieu consacrés à Harmonium, Beau Dommage, Offenbach, Pink Floyd au Stade olympique, Emerson, Lake & Palmer, tout en rappelant qu’il fut le seul journaliste francophone invité au célèbre spectacle des Rolling Stones au El Mocambo de Toronto. Entre mille histoires, entre quantité de bons mots qui faisaient rire, Pierre Beaulieu racontait volontiers avoir vu les Beatles lors de leur passage à Montréal ou encore avoir produit, en y laissant sa chemise, un disque de Pierre Harel baptisé Tendre ravageur.

Beaulieu avait quitté Le Devoir avec d’autres pour se lancer dans l’aventure éphémère d’un tabloïd. L’intention de ce nouveau quotidien, baptisé Le Matin, était de concurrencer Le Journal de Mont­réal. Il ne se retrouvait plus, disait-il, dans le type de journalisme mis en oeuvre à l’époque par la direction du Devoir. Son pari se heurta le nez à la réalité du marché : Le Matin connut 39 numéros, en comptant ceux qui avaient servi de coups d’essai. Après quoi Pierre Beaulieu devint rédacteur en chef de l’hebdomadaire La Terre de chez nous. Et il revint au Devoir, avec un peu de terre à ses souliers.

C’était un curieux homme, au physique délicat. Avec ses éternels jeans noirs délavés et sa chemise bleue élimée, ses cheveux en bataille et sa bouche édentée, il avait les allures d’un personnage de bande dessinée qui aurait vieilli sans pour autant jamais changer. Il faisait un travail sérieux, mais ne se prenait pas trop au sérieux. Il était de ceux, assez peu nombreux, à côté de qui il s’avère toujours agréable de se trouver.

À l’UQAM, beaucoup d’étudiants l’ont eu comme professeur. Sous son influence, Le Devoir s’est tourné de plus en plus souvent de ce côté pour sélectionner ses recrues. Le journaliste en environnement Alexandre Shields lui doit, dit-il, d’avoir osé mettre un jour un pied dans la porte. La directrice de l’information du journal Les Affaires, Marie-Pier Frappier, fut son étudiante, puis son adjointe. Ils sont nombreux ceux qu’il aura aidés à accéder à des postes rémunérés.

Pierre Beaulieu avait une qualité précieuse : le sang-froid. Je me souviens d’un soir où, le journal étant à court de photographes, j’étais allé croquer moi-même en catastrophe le portrait de Roger Waters, de Pink Floyd, à l’extrême limite de l’heure de tombée. De retour au journal sur les chapeaux de roues, ma meilleure photo s’était trouvée corrompue dans une manoeuvre précipitée. En moins de deux, Pierre et moi avions trouvé à déjouer ce malheur inhérent à la production d’un journal sous pression. Pierre avait l’habitude des tours de passe-passe de dernière minute. Après s’être dégagé pour le mieux d’un malheur semblable, il poussait une sorte de petit sifflement de soulagement qui donnait l’impression d’une machine à vapeur d’où s’échappe la pression.

À combien de réunions de rédaction avons-nous assisté côte à côte ? Ces rencontres commençaient par une phrase prononcée invariablement par le directeur Bernard Descôteaux : « Revenons maintenant à demain. » Pierre Beaulieu se présentait toujours à cette longue table avec une bouteille de jus d’orange à la main. Elle lui tenait lieu de dîner. Ladite bouteille servait, pour le reste de la journée, de cendrier. En après-midi, nonchalamment, il se promenait au milieu de la salle pour prendre le pouls des sujets du jour. En soirée, il se nourrissait presque invariablement de poulet barbecue acheté au coin de la rue. Comme plusieurs, il mangeait devant son bureau, les yeux rivés à l’écran de son ordinateur, occupé à fignoler l’édition du lendemain.

Avec un travail pareil, comme il le disait, il est impossible d’aller se coucher l’esprit en paix, comme si de rien n’était. Sylvain Cormier, habitué des exercices de rédaction accélérée de fin de soirée, a raconté comment Beaulieu avait l’habitude, une fois le journal bouclé, de se poser dans un bar pour décompresser. C’est au milieu du bleu de la fumée qu’il trouvait, doucement, à s’échapper de ses nuits noires d’encre.

Pierre Beaulieu était un personnage comme on n’en trouve plus guère dans les salles de rédaction. Il était le gardien du fort. C’est lui, le soir, qui était le dernier à mettre la clé dans la porte, après avoir remonté le pont-levis et s’être assuré que tout était sécurisé du côté de l’imprimerie.

Depuis sa retraite du Devoir, nous étions sans nouvelles de cet être discret. Il avait résolu de se débrancher de tout. L’heure de tombée vient de le frapper. Nous sommes plusieurs à le pleurer en ce début d’année.

Ce texte fait partie de notre section Opinion, qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.

QOSHE - En souvenir de Pierre Beaulieu - Jean-François Nadeau
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En souvenir de Pierre Beaulieu

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04.01.2024

Au moment de prévenir un journaliste que son texte était retenu pour être publié en première page, Pierre Beaulieu ne disait pas un mot, se plantait droit devant son bureau, puis, fléchissant un peu les genoux, prenant dès lors une allure décalée de coach de baseball, le pointait de ses deux index et, d’un mouvement rapide, ramenait d’un coup sec ses deux pouces vers lui. Cette gestuelle caricaturale, tant de fois répétée par Beaulieu au milieu de la salle de rédaction du Devoir, était connue de tous. Elle faisait sourire.

Pierre Beaulieu vient de nous quitter. Il a été, au Devoir comme ailleurs, un chef de pupitre haut en couleur, après avoir connu une carrière de journaliste sous diverses enseignes. Il fut le premier francophone nord-américain à couvrir le Tour de France. Avec sa dactylo sous le bras, il s’était retrouvé dans une caravane où, de restaurants en hôtels, il parvenait à écrire des papiers d’ambiance. Avec lui, je discutais sans fin de champions, comme Merckx et Ocaña, mais aussi de Pierre Foglia ou de Réjean Tremblay, qui le faisaient pédaler. C’est qu’à La Presse, Pierre Beaulieu avait eu la charge du pupitre des sports, bien avant de passer au Devoir, où rien n’a jamais pressé de ce côté.

Comme journaliste, il fut longtemps associé au monde du spectacle. Le journaliste Sylvain Cormier, collectionneur invétéré, a compulsé des papiers de Beaulieu consacrés à Harmonium, Beau Dommage, Offenbach, Pink Floyd au Stade olympique, Emerson, Lake & Palmer, tout en rappelant qu’il fut le seul journaliste........

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