Chez nous, au village, elle avait eu 21 enfants, madame Dussault. Peut-être un de plus ou un de moins. Je ne sais plus trop. Ne comptaient en tout cas que les vivants, sans égard aux fausses couches ou aux enfants mort-nés, ces petits anges, comme on disait alors pour en exorciser les spectres. Ma grand-mère, elle, n’avait eu que 11 enfants. Une bagatelle quoi, en comparaison…

Si ces grosses familles, au pays des érables, étaient moins la norme qu’on a bien voulu le croire, elles étaient tout de même érigées en idéal, encore après la Seconde Guerre mondiale.

Antoine Rivard, un des piliers du gouvernement de Maurice Duplessis, encourageait comme d’autres ces élans natalistes. Ce ministre affirmait, à qui voulait l’entendre, que l’apport principal des femmes avait été d’engendrer des nuées d’enfants, au nom de la « revanche des berceaux », ce « miracle canadien ».

Après la défaite des révolutionnaires de 1837-1838, l’Église avait embrassé à pleine bouche le pouvoir réactionnaire. La vocation de l’ignorance, du labeur rural, du combat quotidien contre la forêt fut dès lors célébrée. À défaut de contrôler vraiment les instruments politiques, sociaux et économiques de ce demi-pays, il suffisait, croyait-on, de s’y reproduire à l’infini.

Cette « revanche des berceaux » a été célébrée à raison, disait Antoine Rivard : « on rendait un hommage mérité à la Mère canadienne, dont la fécondité avait assuré l’existence et le progrès de notre peuple ». Cet accroissement de la population à tout prix, c’est-à-dire au mépris de la vie des femmes, permettait d’abaisser ou de maintenir très bas les coûts de la main-d’oeuvre. De quoi ravir ceux qui savent si bien profiter des exploités.

Ces enfants prenaient commodément leur place, parfaitement alignés selon l’ordre voulu par les cadres religieux, comme les morts au cimetière. Il était sans cesse question d’images saintes, de la Vierge, du Ciel, de l’Enfer, de petites médailles en fer-blanc et de crucifix installés partout, au cou, dans les portefeuilles, dans la boîte à gants de l’auto, dans la doublure du manteau.

Au milieu de tant de bondieuseries, les prêtres faisaient office de notaires bénévoles, petits scribes voués à encadrer les actes d’union, de décès, de naissance. Ils assuraient de surcroît de commodes fonctions de police sociale, notamment par le biais de l’institution de la confession. Par cette emprise pastorale, chacun était surveillé, contraint d’obéir à des lois du ciel décrétées pour justifier la basse misère sur terre.

Ancien correspondant de Radio-Canada devenu rédacteur en chef du Devoir puis professeur à l’université, Paul-André Comeau rappelait volontiers que le signe le plus manifeste de la révolution qui gagne plusieurs sociétés dans les années 1960 s’est manifesté, au Québec, bien avant l’élection du gouvernement de Jean Lesage. Le grand coup de tonnerre qui déchira le ciel gris de cette société se produisit dès la fin des années 1950, remarquait-il, c’est-à-dire avant l’arrivée de la pilule contraceptive. Le taux de natalité avait déjà enregistré un recul notable lorsque celle-ci fut rendue disponible. Ce fait le saisissait. Les couples désiraient des familles moins nombreuses, malgré les prescriptions contraires de l’Église. Autrement dit, une révolution tranquille s’était opérée d’abord en douce du côté des chambres à coucher.

Il se trouve encore, ici et là, des gens pour regretter ce temps passé où régnaient des chevaliers de la chambre à coucher.

Voilà qu’il est à nouveau question, un peu partout, d’une pareille revanche des berceaux, à des fins tout aussi idéologiques. La nouvelle droite ultra scande partout qu’il faut produire plus d’enfants, selon des théories fumeuses du grand remplacement, afin de contrer la supposée disparition d’une civilisation où elle s’imagine en modèle.

Le multimilliardaire Elon Musk ne cesse de répéter, sur toutes les tribunes, que la sexualité doit servir d’abord à la reproduction. Voici le retour d’une pensée de curé, mais propulsée désormais à l’électricité. Musk donne l’exemple : il fabrique en série des enfants, au nom d’une humanité dont il ambitionne de dessiner les prototypes moraux. Les noms donnés à la dizaine de ses enfants font penser à des constellations lointaines : Saxon, Exa Dark Siderael, Strider, X Ae A-XII, etc.

Avant Noël, à l’occasion d’un congrès des droites du monde entier tenu en Italie et parrainé par la première ministre, Giorgia Meloni, Elon Musk est venu expliquer, transporté par son jet privé, que la natalité était la solution pressante à opposer à l’immigration, pour combler la baisse de main-d’oeuvre et servir de rempart au déclin de sa civilisation. Qu’entend-il par « civilisation », cet ayatollah des fortunés qui a cumulé plus de 440 vols privés l’an passé ? Né en Afrique du Sud, aurait-il conservé, par-derrière lui, sans même s’en rendre compte, quelques-unes des velléités recalibrées de domination ethnique qui avaient cours au grand jour là-bas ?

Aux États-Unis, il est question désormais de couples qui obéissent, au nom de la nation, à de pareilles injonctions natalistes. En plus de restreindre l’accès à l’avortement, ces nouveaux évangélistes qui appuient la droite trumpiste s’en remettent à des laboratoires pour choisir des embryons humains censés assurer le renouveau de l’humanité.

En Russie, Vladimir Poutine a ranimé une médaille offerte aux mères de familles nombreuses au temps de Staline. Poutine s’efforce-t-il de la sorte de compenser face à l’avenir ses pertes militaires en Ukraine, dans une réappropriation décomplexée d’un passé d’extrême gauche capable de servir ses idées d’extrême droite ?

L’injonction à la natalité, chose certaine, fait son grand retour parmi nous, servie par de nouveaux curés idéocrates aussi dangereux que les anciens. Et ce sont des femmes, bien entendu, qui risquent une fois de plus d’en payer le prix de leur vie.

Ce texte fait partie de notre section Opinion, qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.

QOSHE - Ces mères héroïques - Jean-François Nadeau
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Ces mères héroïques

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08.01.2024

Chez nous, au village, elle avait eu 21 enfants, madame Dussault. Peut-être un de plus ou un de moins. Je ne sais plus trop. Ne comptaient en tout cas que les vivants, sans égard aux fausses couches ou aux enfants mort-nés, ces petits anges, comme on disait alors pour en exorciser les spectres. Ma grand-mère, elle, n’avait eu que 11 enfants. Une bagatelle quoi, en comparaison…

Si ces grosses familles, au pays des érables, étaient moins la norme qu’on a bien voulu le croire, elles étaient tout de même érigées en idéal, encore après la Seconde Guerre mondiale.

Antoine Rivard, un des piliers du gouvernement de Maurice Duplessis, encourageait comme d’autres ces élans natalistes. Ce ministre affirmait, à qui voulait l’entendre, que l’apport principal des femmes avait été d’engendrer des nuées d’enfants, au nom de la « revanche des berceaux », ce « miracle canadien ».

Après la défaite des révolutionnaires de 1837-1838, l’Église avait embrassé à pleine bouche le pouvoir réactionnaire. La vocation de l’ignorance, du labeur rural, du combat quotidien contre la forêt fut dès lors célébrée. À défaut de contrôler vraiment les instruments politiques, sociaux et économiques de ce demi-pays, il suffisait, croyait-on, de s’y reproduire à l’infini.

Cette « revanche des berceaux » a été célébrée à raison, disait Antoine Rivard : « on rendait un hommage mérité à la Mère canadienne, dont la fécondité avait assuré l’existence et le progrès de notre peuple ». Cet accroissement de la population à tout prix, c’est-à-dire au........

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