On a assez dit l’horreur de Gaza, l’atroce disproportion de la réaction israélienne : on est maintenant à « 30 pour un » dans le rapport des morts violentes de part et d’autre. Et ce, sans oublier que plus de 98 % des décès israéliens ont eu lieu le 7 octobre — et le 7 octobre seulement. (Il y a aussi, certes, les prises d’otages, et ce drame-là se poursuit.)

Ce à quoi on assiste depuis le 8 octobre ressemble moins à une « guerre » qu’à une vengeance, un massacre unilatéral à 99 %. C’est bien Gaza, et non Jérusalem ou Tel-Aviv, qui ressemble aujourd’hui à Varsovie en 1945.

La déshumanisation de « l’autre », le Palestinien vu comme un insecte ou un animal, et toute l’opération comme un « nettoyage » sanitaire autant que sécuritaire : tout cela est réel, largement partagé en Israël, où règne un immense complexe de supériorité morale face au peuple palestinien. Les velléités éradicatrices — comme la tentation d’envoyer les Palestiniens à la mer ou en Égypte — sont explicites, par exemple dans les propos fascisants de certains membres du gouvernement israélien.

Devant la dévastation planifiée de Gaza, on ne s’étonne pas qu’un procès pour génocide ait été intenté contre Israël devant la Cour internationale de justice, même si on doute qu’il aboutisse.

* * * * *

Ce radicalisme du plus fort, avec son cortège d’atrocités, ne doit pas faire oublier que son miroir — le radicalisme du plus faible, l’envie d’exterminer l’autre — existe aussi en face. Mais dans ce cas, à cause de l’écrasante inégalité des forces en présence, c’est un fantasme sans moyen pour y parvenir… même si l’horreur du 7 octobre a donné une image concrète et sanglante du contenu de ce fantasme, s’il pouvait se réaliser à grande échelle.

Un sondage, mené début mars par le Centre palestinien d’enquête et de recherche politique, publié la semaine dernière, révèle que la plupart des Palestiniens ne croient pas que le Hamas a perpétré des atrocités lors de l’attaque. Ce déni pousse quelque 71 % des personnes interrogées à Gaza à déclarer que la décision d’attaquer le 7 octobre était « correcte » : chiffre à la hausse par rapport à un sondage semblable en décembre.

Non, les Palestiniens désespérés ne se détachent pas du Hamas… même si ce mouvement islamiste radical, dictatorial et violent a objectivement déclenché « le feu du Ciel » sur leurs têtes, et même s’il utilise sans états d’âme les civils comme boucliers humains. Pour autant, l’Autorité palestinienne n’apparaît pas aujourd’hui comme une solution crédible aux yeux de ce peuple abandonné, écrasé de toutes parts.

Le plus terrible dans ce drame, c’est que la perception, partagée par les deux ennemis, selon laquelle « l’autre veut m’exterminer », cette perception n’est pas absurde. Elle est au contraire rationnellement fondée, autant sur des faits que sur des déclarations ou des textes.

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Même si l’occupation israélienne représente la cause première du malheur palestinien, elle est loin d’être la seule. Ce peuple a régulièrement souffert de l’abandon, du mépris, de la violence et des trahisons de ses prétendus « frères arabes », de la Syrie prorusse aux pays du Golfe amis de Trump, avides de « normalisation ». Sans oublier les épisodiques violences intrapalestiniennes.

En 1970 et 1971, le Royaume de Jordanie, sous le roi Hussein, écrase une révolte palestinienne — brièvement soutenue par la Syrie, avant qu’Hafez al-Assad n’abandonne les Palestiniens. Des milliers de civils et de combattants de l’Organisation de libération de la Palestine sont tués. Dans l’armée jordanienne, on trouve également des Palestiniens, ce qui ajoute au drame une dimension fratricide.

En 2006 et 2007, le Hamas et l’Autorité palestinienne se font la guerre pour le contrôle de Gaza, avec à la clé une victoire du Hamas. Des centaines de morts, dont des civils, et un millier de blessés graves.

En 2007, l’armée libanaise, dans une opération contre des islamistes, rase le camp palestinien de Nahr al-Bared et affame les quelque 40 000 Palestiniens qui s’y trouvent, laissés sans eau ni électricité pendant tout un été. Les bombardements tuent des centaines de civils palestiniens et forcent ultimement le déplacement de quelque 30 000 personnes.

Entre 2012 et 2014, en pleine guerre de Syrie, les forces de Bachar al-Assad assiègent l’immense camp de réfugiés palestiniens de Yarmouk, en banlieue de Damas, avant qu’il ne tombe aux mains du groupe État islamique. Deux ans sans eau courante ni électricité, ce qui vaudra au camp le surnom de « pire endroit au monde ». Une autre tragédie passée inaperçue.

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Pourquoi ? Pour dire les choses crûment, la mort d’un Palestinien est beaucoup plus intéressante médiatiquement lorsque les Israéliens en sont responsables. Mais lorsque surviennent des violences entre Arabes et Palestiniens, ou entre Palestiniens… pas un mot ou presque, dans les journaux, sur les réseaux sociaux, dans les rues des villes. Personne pour aller dénoncer, keffieh sur la tête, « le génocide des Palestiniens par Bachar Al-Assad ».

Le Palestinien idéalisé fait une victime symbolique exemplaire, surtout lorsque le tortionnaire est israélien ou juif. Il fait de belles photos de massacres, qu’on brandit aux manifestations. Le Palestinien concret, qui aimerait des solutions concrètes, pragmatiques, à ses problèmes plutôt qu’une guerre sans fin, millénariste et apocalyptique, avec la « solidarité mondiale » dans les rues (sans faire avancer la cause d’un pouce)… celui-là sera généralement ignoré, voire méprisé.

Pour finir, trois citations de l’écrivain algérien Kamel Daoud, l’impie qui, chaque semaine dans Le Point, met le doigt sur les hypocrisies arabes :

« La cause palestinienne ? Une histoire collective d’héroïsme arabe où, à la fin, seuls les Palestiniens et les Juifs sont tués. »

« Dans les pays dits arabes, libérer la Palestine, c’est souvent rester chez soi et attaquer […] et excommunier celui qui fait un pas de côté face aux orthodoxies. »

« À ceux qui s’empressent de se mobiliser sur le tapis volant des mythologies nationalistes “arabes”, il faut rappeler leurs solidarités sélectives, leur mépris pour toutes les vies perdues ailleurs (syriennes, algériennes, yéménites), leur judéophobie maquillée en indignation contre la guerre (une seule guerre, pas les mille autres). »

Pour rejoindre l’auteur : francobrousso@hotmail.com

Ce texte fait partie de notre section Opinion, qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.

QOSHE - Responsabilité arabe - François Brousseau
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25.03.2024

On a assez dit l’horreur de Gaza, l’atroce disproportion de la réaction israélienne : on est maintenant à « 30 pour un » dans le rapport des morts violentes de part et d’autre. Et ce, sans oublier que plus de 98 % des décès israéliens ont eu lieu le 7 octobre — et le 7 octobre seulement. (Il y a aussi, certes, les prises d’otages, et ce drame-là se poursuit.)

Ce à quoi on assiste depuis le 8 octobre ressemble moins à une « guerre » qu’à une vengeance, un massacre unilatéral à 99 %. C’est bien Gaza, et non Jérusalem ou Tel-Aviv, qui ressemble aujourd’hui à Varsovie en 1945.

La déshumanisation de « l’autre », le Palestinien vu comme un insecte ou un animal, et toute l’opération comme un « nettoyage » sanitaire autant que sécuritaire : tout cela est réel, largement partagé en Israël, où règne un immense complexe de supériorité morale face au peuple palestinien. Les velléités éradicatrices — comme la tentation d’envoyer les Palestiniens à la mer ou en Égypte — sont explicites, par exemple dans les propos fascisants de certains membres du gouvernement israélien.

Devant la dévastation planifiée de Gaza, on ne s’étonne pas qu’un procès pour génocide ait été intenté contre Israël devant la Cour internationale de justice, même si on doute qu’il aboutisse.

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Ce radicalisme du plus fort, avec son cortège d’atrocités, ne doit pas faire oublier que son miroir — le radicalisme du plus faible, l’envie d’exterminer l’autre — existe aussi en face. Mais dans ce cas, à cause de l’écrasante inégalité des forces en présence, c’est un fantasme sans moyen pour y parvenir… même si l’horreur du 7 octobre a donné une image........

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