L’élection générale (présidentielle et législative) de samedi à Taïwan a vu la réélection d’un chef d’État « indépendantiste » (du Parti démocrate progressiste ou DPP) pour un troisième mandat de suite. Fait sans précédent dans la courte histoire — trois décennies à peine — de la démocratie taïwanaise. Et ce, même si le score des « indépendantistes » a baissé, et qu’ils n’auront plus la majorité au Parlement de Taipei.

Lors de mes séjours à Taïwan, en 2002, en 2008 et en 2019, j’ai pu constater l’évolution rapide du sentiment identitaire des habitants de cette île (grande comme le Liban et Israël réunis) collée sur le géant continental chinois, menacée d’engloutissement par le nationalisme agressif de l’hyperpuissance voisine. Une tendance accentuée par la fin des libertés à Hong Kong, perçue avec effroi à Taipei.

L’idée, centrale dans les revendications de Pékin, que Taïwan est « chinoise », n’est pas totalement absurde ; une minorité y croit toujours. De fait, on y parle le mandarin plus que le taïwanais, et l’impression que donnent au visiteur les grandes avenues de Taipei ou de Kaohsiung, quand on a déjà vu Pékin ou Shanghai, est immanquablement « chinoise ».

Pour autant, dire comme on le répète à Pékin que l’île « a toujours été chinoise » est faux. Taïwan n’a jamais été totalement chinoise et l’est de moins en moins au XXIe siècle.

À travers les siècles, l’île de Formose, à la population aborigène non négligeable, a été gouvernée (en tout ou en partie) par les Espagnols, les Néerlandais, les Japonais… Ces derniers, moins brutaux dans l’île qu’ils ne le furent ailleurs au XXe siècle, y ont laissé, entre 1895 et 1945, une profonde empreinte : dans la culture, l’administration publique, les infrastructures et même la décoration. Dans ce supposé « monde chinois »… tatamis, kimonos, saké et sushis sont très présents : Taïwan est au fond « sino-japonaise ».

Depuis des siècles, la « distinction » taïwanaise est coutumière, culturelle, linguistique… Mais depuis la « révolution tranquille » (anjing geming) démocratique de 1987, avec la fin de la dictature du Kuomintang, la différence est aussi et surtout politique. Les Taïwanais viennent une fois de plus de le montrer à la face du monde, avec des élections pluralistes exemplaires, totalement inimaginables à Pékin : la preuve qu’il s’agit aujourd’hui d’un autre pays, d’un autre monde.

Interrogés par les sondeurs, entre 60 % et 70 % des habitants de l’île répondent qu’ils se sentent « d’abord » ou « exclusivement » taïwanais. Cela ne se traduit pas forcément — et c’est essentiel pour comprendre ces élections — par un vote « indépendantiste », c’est-à-dire pour le DPP de la présidente sortante, Tsai Ing-wen (57 % en 2020), ou du nouveau président, Lai Ching-te (40 % samedi, scrutin à un seul tour).

D’ailleurs, même le mot « indépendantiste » (utilisé ici avec des guillemets) est sujet à caution pour désigner le DPP en 2024, pourtant créé en 1986 comme véhicule de l’identité et de l’indépendance taïwanaises.

Ayant parfaitement compris qu’une déclaration formelle d’indépendance — ou même l’organisation d’un référendum — serait un casus belli immédiat pour Pékin, des dirigeants comme Tsai ou son successeur Lai sont désormais, suprême paradoxe, des partisans du statu quo politique : souveraineté de facto, motus et bouche cousue sur le statut officiel.

(Pourtant Tsai, rencontrée à Taipei en 2008, m’avait bien dit qu’elle était « indépendantiste ».)

Inversement, le vote Kuomintang (KMT, 33 % pour Hou Yu-ih), devenu au fil des ans — autre paradoxe historique « l’ami » des Chinois, n’équivaut pas à un vote de « vendus » à Pékin. Pas si simple : une partie des suffrages KMT peut avoir eu pour but de faire baisser la tension… tout en restant « patriote taïwanais ».

Sans oublier le tiers parti de Ko Wen-je, qui est allé chercher 26 %, beaucoup chez les jeunes, avec un discours sur des sujets non identitaires, axé sur l’économie et la vie quotidienne.

On reviendra sur la géopolitique de la chose… mais pour l’instant : honneur à la courageuse démocratie taïwanaise !

François Brousseau est chroniqueur d’affaires internationales à Ici Radio-Canada. francobrousso@hotmail.com

Ce texte fait partie de notre section Opinion, qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.

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Courageuse démocratie

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15.01.2024

L’élection générale (présidentielle et législative) de samedi à Taïwan a vu la réélection d’un chef d’État « indépendantiste » (du Parti démocrate progressiste ou DPP) pour un troisième mandat de suite. Fait sans précédent dans la courte histoire — trois décennies à peine — de la démocratie taïwanaise. Et ce, même si le score des « indépendantistes » a baissé, et qu’ils n’auront plus la majorité au Parlement de Taipei.

Lors de mes séjours à Taïwan, en 2002, en 2008 et en 2019, j’ai pu constater l’évolution rapide du sentiment identitaire des habitants de cette île (grande comme le Liban et Israël réunis) collée sur le géant continental chinois, menacée d’engloutissement par le nationalisme agressif de l’hyperpuissance voisine. Une tendance accentuée par la fin des libertés à Hong Kong, perçue avec effroi à Taipei.

L’idée, centrale dans les revendications de Pékin, que Taïwan est « chinoise », n’est pas totalement absurde ; une minorité y croit toujours. De fait, on y parle le mandarin plus que le taïwanais, et l’impression que donnent au visiteur les grandes avenues de Taipei ou de Kaohsiung, quand on a........

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