Atlantico : Les agriculteurs se mobilisent dans tout le pays. En tout et pour tout, on comptait plus de 60 points de blocages et manifestations le vendredi 26 janvier 2024. La colère exprimée par les travailleurs du secteur agricole peine, de toute évidence, à se faire entendre de nos représentants politiques. Est-ce vrai aussi à gauche ?

Gaël Brustier : C’est vrai, en effet, dans une grande partie de la gauche pour des raisons idéologiques. Le fait d’asséner des slogans, d’ailleurs souvent fondés sur des idées justes, n’est jamais relayé par une volonté de travailler à changer progressivement le modèle agricole français. On ne peut pas décemment interdire du jour au lendemain à nos agriculteurs d’utiliser certains produits et les contraindre à en utiliser d'autres. Il y a beaucoup de détails très techniques qui s’imbriquent dans la politique. Or, une partie de la gauche actuelle, chez les verts notamment mais pas seulement, n’a pas nécessairement une mauvaise conception de l’agriculture (plutôt quatre petites exploitations qu’une seule grande, par exemple), mais leur projet s’accompagne quasi systématiquement du coup de fouet de la réglementation excessive, dans la perception au moins qu’en ont certains agriculteurs. On peut faire un bon diagnostic et appliquer un traitement qui tuera le patient.

Autrefois, il existait beaucoup de mouvements de métayers, comme cela a pu être le cas de la Terre, rassemblés autour du Parti communiste. C’était notamment le cas dans le Limousin ou le centre de la France. Ce n’est plus vrai aujourd’hui, du fait entre autres de la désertification rurale. Les courroies de transmission, aujourd’hui, sont usées. Ne restent que les slogans d’une écologie qui, il faut bien le dire, n’aime pas la nature. Pour certains, d’ailleurs, ils rejettent même l’agriculture pour des raisons parfois purement sémantiques (laquelle est très mal maîtrisée), et prétendent vouloir réhabiliter la “paysannerie” plutôt que de développer notre agriculture. Cela tourne à vide.

Tout cela explique pourquoi la gauche, aujourd’hui, est assez perdue face à la colère de nos agriculteurs.

La gauche, vous l’avez souligné, n’est pas uniforme. Comment analyser les réponses formulées à la crise actuelle par les différentes formations de cette famille politique ?

Certaines formations de gauche, comme cela a pu être le cas du Parti socialiste, ont participé à l’avènement d’une forme de productivisme agricole. Dans le Sud-Ouest, il est très lié au monde agricole, ce qui n’a pas été complètement oublié. Il y existe encore une France rurale, ancestrale, de gauche. Il existe aussi une gauche radicale, assez minoritaire, de type Conf’ (pour Confédération paysanne, un syndicat agricole français) qui cherche à cultiver autrement. Les réponses sont diverses, c’est indéniable.

Ce qu’il est difficile de nier, c’est que personne ne parle le même langage à gauche, et que personne ne nourrit les mêmes intérêts. L’intérêt du grand agriculteur diffère de celui du petit agriculteur, qui diffère aussi de celui du magasin bio installé dans le 11ème arrondissement parisien, par exemple. Il n’existe pas non plus de grammaire commune et on est parfois très loin, chez les agriculteurs eux-mêmes, de la question du circuit court. Chez les parisiens, en revanche, c’est de la nature qu’on est très éloignés, qu’il s’agisse de planter un arbre, de cultiver des tomates ou d’élever des bêtes ou même de protéger une famille de hérissons !

Cette fragmentation des imaginaires collectifs concernant la paysannerie, la terre, le secteur agricole, se manifeste donc de façon d’autant plus visible.

Comment la gauche réagit-elle face à la mobilisation de nos agriculteurs ? Quelles sont les faiblesses ou les erreurs de sa réponse ?

Les votes du corps agricole ont très largement basculé à droite et à l’extrême droite. C’est une énième catégorie perdue de l’électorat qui, pour partie, revenait autrefois à la gauche. La gauche a perdu de nombreux groupes de son électorat pour des raisons similaires. On pourrait citer, évidemment, les ouvriers mais aussi les catholiques. Nous observons aujourd’hui une expulsion du champ électoral et politique de la gauche de pans entiers de la population française, que l’on parle de réalité sociale ou même géographique.

Quelle est, selon vous, la principale faiblesse de la réponse aujourd’hui formulée par les diverses formations de gauche ?

L’absence de cohérence, me semble-t-il. La gauche a des élus qui ne font pas nécessairement mal leur travail, comme ça a toujours été le cas, mais il y a un véritable problème du côté des appareils politiques, qui sont soumis à une forme de persistance rétinienne au sujet de la France rurale. Ils sont, pour l’essentiel, incapables de comprendre comment celle-ci a évolué et continuent à ne voir que des paysans alors qu’aujourd’hui la présence de deux ou trois agriculteurs sur une commune historiquement rurale est quelque chose de notable.

La gauche, également, a très mal articulé le travail qu’elle fait au niveau européen. Dans sa frange sociale démocrate, elle a contribué à la libéralisation du marché et à l’avènement d’un système d’aide ultra-bureaucratique, que la France adore…

Qui, à gauche et aujourd’hui, est le plus responsable des difficultés à comprendre la réalité de la colère du corps agricole ?

C’est une question difficile, à laquelle certains répondraient peut-être “Les verts !” en raison des éléments que nous avons pu évoquer. Rappelons, cependant, que la formation n’existait pas nécessairement quand nous avons commencé à intensifier notre agriculture. Puis, nous avons mis en place le remembrement rural (les structures développées par l’Homme, quand elles ont prouvé leur « résilience » sur plusieurs siècles, sont efficaces), qui s’est avéré être une folie totale, avant de partir sur les systèmes locaux qui ont provoqué beaucoup d’endettement.

Il y a évidemment le problème de l’écologie sans la nature. D’aucuns veulent de la nature en ville, mais se moquent bien de la nature à la campagne. Il y a une vraie perte de la culture campagnarde, pas seulement agricole d’ailleurs, qui engendre des difficultés à se comprendre.

Comment expliquer la pétrification des représentants issus de la gauche face aux agriculteurs ? De quelles évolutions idéologiques ou électorales cette crainte est-elle le nom ?

Sur la question de l’agriculture, il n’y a un réel déficit de réalisme sur l’ouverture des marchés, sur la nature (qui constitue, rappelons-le, la base de tout), et finalement sur la détresse des gens. A défaut de réalisme sur quoi que ce soit, on ne peut que fuir la conversation et parler de météo ainsi que des conséquences climatiques, l’air contrit mais sans empathie.

On assiste aujourd’hui à une fuite face au réel, fruit d’une inconséquence intellectuelle, d’une incohérence constatée à bien des niveaux. Ce n’est d’ailleurs pas l’apanage de la gauche, me semble-t-il.

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Agriculteurs : l’autre suicide électoral de la gauche

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27.01.2024

Atlantico : Les agriculteurs se mobilisent dans tout le pays. En tout et pour tout, on comptait plus de 60 points de blocages et manifestations le vendredi 26 janvier 2024. La colère exprimée par les travailleurs du secteur agricole peine, de toute évidence, à se faire entendre de nos représentants politiques. Est-ce vrai aussi à gauche ?

Gaël Brustier : C’est vrai, en effet, dans une grande partie de la gauche pour des raisons idéologiques. Le fait d’asséner des slogans, d’ailleurs souvent fondés sur des idées justes, n’est jamais relayé par une volonté de travailler à changer progressivement le modèle agricole français. On ne peut pas décemment interdire du jour au lendemain à nos agriculteurs d’utiliser certains produits et les contraindre à en utiliser d'autres. Il y a beaucoup de détails très techniques qui s’imbriquent dans la politique. Or, une partie de la gauche actuelle, chez les verts notamment mais pas seulement, n’a pas nécessairement une mauvaise conception de l’agriculture (plutôt quatre petites exploitations qu’une seule grande, par exemple), mais leur projet s’accompagne quasi systématiquement du coup de fouet de la réglementation excessive, dans la perception au moins qu’en ont certains agriculteurs. On peut faire un bon diagnostic et appliquer un traitement qui tuera le patient.

Autrefois, il existait beaucoup de mouvements de métayers, comme cela a pu être le cas de la Terre, rassemblés autour du Parti communiste. C’était notamment le cas dans le Limousin ou le centre de la France. Ce n’est plus vrai aujourd’hui, du fait entre autres de la désertification rurale. Les courroies de transmission, aujourd’hui, sont usées. Ne restent que les slogans d’une écologie qui, il faut bien le dire, n’aime pas la nature.........

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