Atlantico : Une lettre écrite par Oussama Ben Laden a récemment refait surface sur TikTok. Elle vise à justifier les attentats du 11 septembre 2001 et appelle à "venger le peuple palestinien". A en croire le New York Magazine, qui a fait une compilation des TikTok réalisés par un certain nombre d’internautes anglo-saxons, de nombreux jeunes ont expliqué sur la plateforme que ce texte avait changé leur perception des événements. D’aucuns sont allés jusqu’à affirmer que le terroriste avait "raison". Que dire de la façon dont ce contenu a pu percer sur le réseau social plus de 20 ans après sa publication ? Comment expliquer qu’il soit devenu viral aussi vite ?

Fabrice Epelboin : Il n’est pas très étonnant que ce contenu résonne : la Palestine faisait effectivement partie des préoccupations de Ben Laden il y a 20 ans et elle refait aujourd’hui surface dans l’actualité internationale. Du reste, il faut aussi comprendre qu’un nombre conséquents de nos jeunes découvrent aujourd’hui l’Histoire et replacent le présent actuel dans l’Histoire. En théorie, c’est une démarche intellectuelle intéressante… mais elle est supposée être guidée dans un cadre scolaire. Ce n’est pas le cas ici.

En outre, il faut aussi dire que le Guardian est responsable pour partie. La lettre à l’Amérique écrite par Oussama Ben Laden y était publiée depuis 20 ans. La première réaction de la rédaction, quand des jeunes ont commencé à faire des vidéos à propos de ce texte sur TikTok a été la censure. C’est un réflexe terrifiant. L’une des plus grandes institutions du journalisme au monde a eu comme première idée de censurer plutôt que d’expliquer. C’est pour cela que le buzz a pris à ce point.

Quand un site du niveau de prestige du Guardian décide de censurer un texte ainsi qu’il l’a fait, il ne fait qu’attirer l’attention sur son contenu. Des centaines de sujets passent parfaitement inaperçus, soit parce que la presse décide de ne pas en parler, soit parce qu’on ne braque pas ainsi les projecteurs dessus. On parle d’un texte, publié depuis deux décennies sur une plateforme de prestige, qui est retiré de façon soudaine quand l’intérêt commence à se manifester de nouveau.

Il faut aussi mentionner l’appétence de la presse pour les sujets qui font du clic. De nombreux médias ont préféré commenter la situation plutôt que de recontextualiser et expliquer la réalité autour de la lettre d’Oussama Ben Laden. Cela constitue, de fait, un carburant pour un tel buzz. Dans un monde où de nombreux médias vivent de l’attention que peuvent leur accorder les lecteurs, ce genre d’information à quelque chose de très attirant.

La lettre a initialement été publiée sur le Guardian, qui a fini par supprimer son article après la publication de vidéos, dont certaines ont été vues près de 2 millions de fois. Pourquoi la presse anglo-saxonne s’est-elle fait le relais de cette vieille propagande ?

C’est un document historique, ne l’oublions pas, qui doit être accessible au public. Si l’on veut comprendre ce qui a pu se passer, cette lettre – que son auteur a d’ailleurs voulu publique – est absolument indispensable. Elle doit rester accessible, et pas seulement pour les historiens.

Le problème ne vient pas du fait qu’elle soit publiée dans les pages du Guardian. Le problème c’est qu’elle sa lecture n’ait pas été accompagnée, qu’il n’y ai pas ou plus d’institution scolaire en mesure de la replacer dans un contexte historique (il faut, à ce titre reconnaître qu’il s’agit d’une Histoire assez récente et qu’elle n’est pas nécessairement déjà enseignée). Le problème, encore une fois, c’est que nous n’avons pas eu le réflexe de mettre les choses en perspective.

Dans ce contexte, il est évident que des enfants qui n’ont pas encore entendu parler du 11 septembre 2001 – la plupart d’entre eux n’étant soit pas nés, soit trop jeunes – peuvent être secoués par un tel texte. Pour beaucoup d’entre eux, ils n’ont connu qu’un Moyen-Orient bombardé par les Etats-Unis et les attentats du 11 septembre appartiennent à leurs yeux au livre d’Histoire. De la même façon que pour certains d’entre nous ou pour nos parents, c’était autour du Vietnam que ce phénomène a pu exister.

La rédaction n’a pris aucune mesure de précaution ? Qu’aurait-elle dû faire ?

Quand ce texte a initialement été publié, sans recontextualisation, cela ne posait pas de problème. Il y a 20 ans, les événements étaient encore frais dans la tête de tout un chacun. Cependant, quand le Guardian a réalisé qu’il y avait un regain d’intérêt pour la lettre de Oussama Ben Laden, il aurait fallu accompagner le document d’une recontextualisation, d’éventuels documents secondaires, d’une explication. C’est le travail journalistique qu’il aurait fallu mener.

Amender la page n’avait rien, sur le plan technique, de complexe. Nous avons raté l’occasion de faire une explication digne et remise-en perspective à la fois historique et journalistique. Au lieu de quoi, le Guardian s’est vautré dans la censure. C’est d’autant plus décevant que c’est le Guardian… et que c’est particulièrement dangereux. Ne perdons pas de vue que ce document n’est pas moins accessible : il est particulièrement aisé de le retrouver sur internet, à l’aide de plateformes telles que archive.org, mais il est certain que cela aura un effet considérable sur sa nature désirable.

Cela rendra aussi son commentaire impossible, puisque celui-ci ne pourra pas être sur la page du Guardian, qu’il ne pourra pas être centralisé.

TikTok a fini par retirer les vidéos concernées, jugeant qu’elles relevaient de l’apologie du terrorisme. Pourquoi ne pas l’avoir fait plus tôt ? Ses algorithmes n’ont rien détecté ?

Il y a, chez les journalistes et chez les professionnels du marketing, une incompréhension de ce que peuvent ou non les algorithmes. Un algorithme ne peut rien faire contre des gamins qui, face caméra, expliquent leur réaction à un texte. Nous n’en sommes pas encore là, ce qui signifie que c’est un travail manuel… qui nécessite les ressources humaines associées.

Or, parce que les besoins de modération ne sont pas fixes, il faut bien comprendre que cette main d'œuvre n’est pas nécessairement présente quand il n’y a pas de raison de prévoir un pic d’activité. Il est tout à fait envisageable que la ressource humaine de TikTok se soit retrouvée en saturation face à une situation exceptionnelle comme celle-ci.

Comment expliquer que la jeune génération adhère à ce type de discours ? S’agit-il d’un défaut de culture générale ou les réseaux sociaux ont un effet "lobotomiseur" ?

Dans ma génération, on se sensibilisait à la défense de l’opprimé contre l’oppresseur autour de la question de l’appartheid. C’était la façon dont nous, adolescents, nous nous découvrions (ou non) une sensibilité politique que l’on faisait ensuite évoluer ou non, que l’on perdait ou non. Pour énormément de gens, cela a constitué un point de départ important. Pour beaucoup d’entre eux, c’est aujourd’hui le cas de la Palestine. Il n’y a rien d’exceptionnel à ce que certains de nos jeunes se sensibilisent ainsi autour de ce conflit. Dans le monde arabe, c’est un point de départ de la sensibilisation à la politique depuis 60 ans. C’est plus récent dans le monde occidental.

A cela s'ajoutent les éléments précédemment évoqués : l’absence d’encadrement de la part du Guardian, sur sa page où il hébergeait le texte ; l’absence d’une recontextualisation ou d’un enseignement de cette période historique… etc.

Comment nous préserver face à d’autres phénomènes de pénétration de l’opinion comparables ?

Nous ne sommes pas face à une pénétration de l’opinion. C’est un phénomène de buzz qui permet à beaucoup de gens de se confronter à la réalité des combats politiques des jeunes d’aujourd’hui. Dans le monde occidental, la jeunesse est beaucoup plus émue par la situation de la Palestine qu’elle ne peut l’être par la situation d’Israël. Pour les gens plus âgés, qui entretiennent généralement une vision considérablement plus modérée, découvrent la radicalité de leurs enfants.

Pour beaucoup d’entre nous, le 11 septembre fait partie de notre vie. Nous l’avons vécu. Il est donc plus simple de le replacer dans son contexte historique et souvent la culture historique nécessaire pour y parvenir est là. Pour des jeunes nés après, c’est un livre d’Histoire qu’ils sont seulement en train d’ouvrir. Ils apprennent que, bien avant qu’ils n’arrivent sur Terre, la Palestine était déjà utilisée comme raison pour justifier des attentats horribles.

Ne perdons pas non plus de vue que 1 million de vues sur TikTok, ce n’est pas quelque chose qui veut dire grand chose. Ce n’est pas 1 million de vues sur un journal de grande écoute. Nous n’avons pas de metrics permettant d’affirmer qu’il s’agit réellement d’un phénomène aussi important que nous le pourrions le penser au vu du traitement qu’en fait la presse. Jusqu’à preuve du contraire, cela ressemble davantage à un emballement médiatique et cette approche de l’information contribue au problème.

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Comment TikTok est en train de faire de Ben Laden le héros de la génération Z dans le monde anglo-saxon

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18.11.2023

Atlantico : Une lettre écrite par Oussama Ben Laden a récemment refait surface sur TikTok. Elle vise à justifier les attentats du 11 septembre 2001 et appelle à "venger le peuple palestinien". A en croire le New York Magazine, qui a fait une compilation des TikTok réalisés par un certain nombre d’internautes anglo-saxons, de nombreux jeunes ont expliqué sur la plateforme que ce texte avait changé leur perception des événements. D’aucuns sont allés jusqu’à affirmer que le terroriste avait "raison". Que dire de la façon dont ce contenu a pu percer sur le réseau social plus de 20 ans après sa publication ? Comment expliquer qu’il soit devenu viral aussi vite ?

Fabrice Epelboin : Il n’est pas très étonnant que ce contenu résonne : la Palestine faisait effectivement partie des préoccupations de Ben Laden il y a 20 ans et elle refait aujourd’hui surface dans l’actualité internationale. Du reste, il faut aussi comprendre qu’un nombre conséquents de nos jeunes découvrent aujourd’hui l’Histoire et replacent le présent actuel dans l’Histoire. En théorie, c’est une démarche intellectuelle intéressante… mais elle est supposée être guidée dans un cadre scolaire. Ce n’est pas le cas ici.

En outre, il faut aussi dire que le Guardian est responsable pour partie. La lettre à l’Amérique écrite par Oussama Ben Laden y était publiée depuis 20 ans. La première réaction de la rédaction, quand des jeunes ont commencé à faire des vidéos à propos de ce texte sur TikTok a été la censure. C’est un réflexe terrifiant. L’une des plus grandes institutions du journalisme au monde a eu comme première idée de censurer plutôt que d’expliquer. C’est pour cela que le buzz a pris à ce point.

Quand un site du niveau de prestige du Guardian décide de censurer un texte ainsi qu’il l’a fait, il ne fait qu’attirer l’attention sur son contenu. Des centaines de sujets passent parfaitement inaperçus, soit parce que la presse décide de ne pas en parler, soit parce qu’on ne braque pas ainsi les projecteurs dessus. On parle d’un texte, publié depuis deux décennies sur une plateforme de prestige, qui est retiré de façon soudaine quand l’intérêt commence à se manifester de nouveau.

Il faut aussi mentionner l’appétence de la presse pour les sujets qui font du........

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