Christophe Boutin : De manière très classique, on a toujours considéré que le scrutin majoritaire uninominal à deux tours, celui que nous connaissons pour les élections législatives, avait un effet de loupe, et offrait une sur-représentation aux partis arrivés en tête, souvent partis anciens, « partis de gouvernement », par rapport aux formations nouvelles et, notamment, aux formations extrémistes. De cela, on a souvent déduit que ce mode de scrutin permettait de dégager des majorités fortes et stables, au contraire des jeux d’alliances entre formations qui semblaient intimement liés à un mode de scrutin proportionnel qui « émiettait » la représentation.

Ajoutons à ces éléments les critiques d’une proportionnelle qui laisserait une place plus importante aux partis politiques dans le choix des candidats, en contrôlant l’établissement des listes, et les éloignerait des électeurs avec les listes nationales, quand le scrutin majoritaire permettrait, dans des circonscriptions de tailles limitées, aux électeurs de connaître leurs élus. Mais comme nous l’avons relevé avec Frédéric Rouvillois dans l’ouvrage que nous avons consacré au sujet, La proportionnelle, ou comment rendre la parole au peuple, les choses ne sont pas si simples. Que, pour reprendre ce point, le contrôle des partis porte sur l’établissement d’une liste ou sur la distribution d’investitures ne change par exemple pas grand-chose à sa portée.

Dans l’esprit de certain, notre scrutin majoritaire uninominal à deux tours était donc bien pensé comme une digue technique qui empêcherait l’arrivée des extrêmes au pouvoir. Mais comme pour toutes les digues, le problème est que lorsqu’elles sont franchies, tout s’effondre, l’inondation étant alors bien pire par son déferlement violent que la crue que l’on souhaitait empêcher. Et le renversement de perspective consisterait de nos jours à se demander s’il ne vaudrait pas mieux réguler la progression du Rassemblement national par la proportionnelle plutôt que de risquer une submersion.

Les éléments donnés dans l’article du Figaro que vous citez, qui compare les résultats obtenus en 2022 avec notre mode de scrutin actuel à ce qui serait advenu alors de l’Assemblée nationale avec une proportionnelle intégrale ou, comme le souhaite madame Braun-Pivet, avec une proportionnelle limitée aux départements les plus peuplés, les autres gardant le mode de scrutin actuel, montrent bien qu’il n’en serait rien. Dans tous les cas de figure en effet, le RN aurait obtenu plus de siège qu’avec le mode de scrutin actuel (5 en limitant la proportionnelle aux départements élisant plus de 11 députés, 28 avec une proportionnelle intégrale).

Mais la vraie question qui se pose est sans doute plus celle des scrutins à venir : les estimations qui ont été faites des résultats d’un vote des Français qui se produirait de nos jours après une dissolution montrent que l’avancée du Front National est continue, et que si celui-ci n’aurait pas la majorité absolue à l’Assemblée nationale, il en serait la force principale. On rappellera par ailleurs que c’est déjà le parti le plus important de la Chambre, puisque juste derrière lui arrive La France insoumise, et que la majorité présidentielle de Renaissance n’est qu’une coalition qui regroupe, en sus du parti présidentiel, Horizons d’Édouard Philippe ou le MoDem de François Bayrou.

C’est là encore un élément assez habituel que de se poser la question des systèmes mixtes en matière de mise en place de la proportionnelle. Si tous les pays européens, à l’exception de la France et de la Grande-Bretagne, utilisent la proportionnelle, rares sont finalement ceux qui ont mis en place une proportionnelle intégrale. Ils se limitent à des systèmes mixtes, avec par exemple une partie des parlementaires élus à la proportionnelle, une autre au scrutin majoritaire, mêlant listes nationales pour les premiers et circonscriptions locales pour les seconds.

La solution proposée par Madame Braun-Pivet est ici de distinguer entre les départements les plus peuplés, élisant plus de 10 ou 11 députés, dans lesquels on aurait des listes départementales, et les autres, qui resteraient au scrutin majoritaire uninominal à deux tours. La distinction ainsi faite entre départements n’est pas plus choquante que celle qui existe lors des élections sénatoriales, puisque nous avons alors aussi deux modes de scrutin - un vote à la proportionnelle dans les départements élisant trois sénateurs et plus, un scrutin majoritaire à deux tours pour les autres -, sans que l’on crie à l’inégalité que je sache.

Rappelons sur ce point qu’il ne s’agit jamais que d’utiliser un système pour désigner des élus nationaux et non des représentants de leurs circonscriptions électorales : ils sont élus dans une circonscription, mais ne sont pas les élus d’unecirconscription - même si cela semble parfois difficile à comprendre, et pour les citoyens, et pour certains parlementaires.

Crise de la représentativité et malaise démocratique, très certainement, mais qui puisent à plusieurs sources. La première peut être en effet de constater le décalage qu’il y a parfois entre le nombre de voix recueillies par un parti politique et le nombre de sièges qu’il obtient finalement à l’Assemblée nationale, avec les effets (pervers ?) de tel ou tel mode de scrutin et, notamment, du majoritaire à deux tours.

Ce dernier est aussi un mode de scrutin qui, s’il permet de voter « pour » (pour un candidat ou pour un programme) au premier tour, invite aussi les déçus, dont les candidats ne sont plus présents alors, à voter « contre » au second tour. Voilà qui est peu motivant et renforce sans doute l’abstention, tandis que la proportionnelle écarte cela comme elle diminue aussi la tentation du « vote utile » du premier tour, puisqu’il n’y en a qu’un et que toutes les voix comptent alors.

Mais considérer que la seule cause de la crise démocratique que nous connaissons serait que la composition de notre Parlement ne traduit pas nécessairement le chatoiement de la diversité des opinions politiques de nos concitoyens est sans doute très réducteur. S’il y a crise, c’est aussi et surtout parce que ce Parlement ne peut plus répondre par, des choix par des normes, aux attentes des Français. Parce que certains représentants n’y siègeraient pas ? Pas seulement.

Il y a, d’abord, le refus profondément anti-démocratique d’accorder la même légitimité à tous les élus : on voit ainsi tenus à l’écart les représentants de telle ou telle formation – LFI dans certains cas, le RN presque toujours -, dont on ne veut pas retenir les propositions et dont on ne veut même pas accepter les votes – rappelons par exemple les propos du Président Macron sur les votes du RN lors des débats sur la loi immigration. Comment dans ce cas dégager un consensus, ou même simplement débattre, ce qui semble pourtant l’essence même de la démocratie ?

Il y a ensuite la perte de compétence du Parlement : les élus ne disposent plus du pouvoir d’imposer leurs décisions. C’est le cas bien évidemment par rapport à l’Union européenne, à qui ils ont transféré un nombre très important de compétences dont ils se trouvent dès lors dépossédés : dans un grand nombre de domaines, ils n’ont plus d’autre choix que d’appliquer ce qu’a décidé Bruxelles. Mais ils se trouvent aussi dépossédés de leurs pouvoirs par des juges, des juges nationaux - Conseil constitutionnel, Conseil d’État ou Cour de cassation -, ou non - Cour de justice de l’Union européenne ou Cour européenne des droits de l’homme, et je renvoie à l’excellent article publié hier dans vos colonnes sur la récente décision de la CEDH condamnant la Suisse pour montrer leur capacité de nuisance. Au nom de leur propre conception des droits individuels, ces juges empêchent un certain nombre d’évolutions politiques, comme on l’a vu récemment, avec la manière dont le Conseil constitutionnel a déshabillé la loi immigration votée par le Parlement, sans se préoccuper le moins du monde des vœux des Français, pourtant exprimés sans équivoque aucune.

L’idée de la proportionnelle est sans doute une bonne idée pour ramener les électeurs aux urnes, mais à condition qu’il s’agisse d’une proportionnelle « intégrale », autrement dit que ce soit bien la totalité de l’Assemblée nationale qui soit ainsi élue, les systèmes mixtes étant toujours des demi-mesures. Il n’y a ainsi qu’un seul tour d’élection, ce qui est plus facile, et chaque vote comptant directement on peut ainsi avoir l’impression de peser sur les choix à venir.

Une telle proportionnelle intégrale a-t-elle vocation à être mise en place dans une circonscription unique, nationale ? Rien n’empêche de l’organiser dans des circonscriptions plus limitées - cela a été le cas un temps pour les élections européennes -, pour rapprocher les élus des électeurs. Dans ce cadre, le département n’est pas la bonne assise, et dans l’ouvrage que j’ai cité nous soutenions avec Frédéric Rouvillois l’idée d’une proportionnelle intégrale par circonscriptions régionales.

Reste bien évidemment que cela ne répondra qu’à une partie de ces éléments que nous avons évoqués et qui participent à la crise actuelle de notre démocratie. Restaurer notre souveraineté, faire que le Parlement puisse véritablement répondre aux attentes de nos concitoyens, sont des éléments sans doute plus indispensables encore que la modification du mode de scrutin, même si elle est effectivement nécessaire.

Je pense que ce que vous évoquez derrière la question de « l’atomisation politique » est ce que l’on présente souvent comme étant une conséquence obligatoire et un des dangers de la proportionnelle, une représentation à l’Assemblée nationale éclatée en petites formations, contraintes dès lors à faire des alliances en permanence, le tout aboutissant à une situation politique très instable – le « retour de la Quatrième » pour rester dans l’imagerie populaire.

Pour autant, on aura remarqué que malgré l’effet d’entraînement de la présidentielle, qui précède directement les législatives, pour un mandat d’une durée de cinq années communes au Président de la République et aux députés, l’Assemblée nationale actuelle est bel et bien fragmentée. La majorité au pouvoir est par exemple une coalition, comme l’est aussi la NUPES. La différence est ici que ces coalitions se font avant l’élection, sur un supposé « programme commun » qui vise en fait à permettre la répartition des circonscriptions entre ses signataires. Ce n’est jamais qu’une adaptation de la diversité politique à ce que l’on estime être les nécessités créées par le mode de scrutin majoritaire uninominal à deux tours. Avant cela, on avait tenté rappelons-le de créer de grands partis « attrape-tout » qui, eux aussi, par leurs divisions internes entre « courants », n’étaient jamais qu’une adaptation technique de la diversité à un mode de scrutin – le tout favorisant plus les combinaisons entre élus regroupés dans des alliances d’intérêts que l’expression réelle de choix populaires divers.

Avec la proportionnelle, nous aurions sans doute la même politique d’alliance, non plus cette fois avant l’élection à la chambre - ou en tout cas moins -, et peut-être plus après l’élection. Il n’en reste pas moins des alliances seraient nécessaires pour pouvoir dégager une majorité de gouvernement. Seraient-elles plus fragiles, reviendrait-on à la IVeRépublique ? Sans doute pas, car les institutions ne sont pas les mêmes. S’il pourrait par exemple y avoir des alliances variant selon les textes, il est vraisemblable que la crainte de la dissolution empêcherait la valse des gouvernements. Une fois de plus, comparaison n’est pas raison.

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Passer à la proportionnelle pour revitaliser la démocratie (et étouffer le RN…) : les illusions dangereuses

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11.04.2024

Christophe Boutin : De manière très classique, on a toujours considéré que le scrutin majoritaire uninominal à deux tours, celui que nous connaissons pour les élections législatives, avait un effet de loupe, et offrait une sur-représentation aux partis arrivés en tête, souvent partis anciens, « partis de gouvernement », par rapport aux formations nouvelles et, notamment, aux formations extrémistes. De cela, on a souvent déduit que ce mode de scrutin permettait de dégager des majorités fortes et stables, au contraire des jeux d’alliances entre formations qui semblaient intimement liés à un mode de scrutin proportionnel qui « émiettait » la représentation.

Ajoutons à ces éléments les critiques d’une proportionnelle qui laisserait une place plus importante aux partis politiques dans le choix des candidats, en contrôlant l’établissement des listes, et les éloignerait des électeurs avec les listes nationales, quand le scrutin majoritaire permettrait, dans des circonscriptions de tailles limitées, aux électeurs de connaître leurs élus. Mais comme nous l’avons relevé avec Frédéric Rouvillois dans l’ouvrage que nous avons consacré au sujet, La proportionnelle, ou comment rendre la parole au peuple, les choses ne sont pas si simples. Que, pour reprendre ce point, le contrôle des partis porte sur l’établissement d’une liste ou sur la distribution d’investitures ne change par exemple pas grand-chose à sa portée.

Dans l’esprit de certain, notre scrutin majoritaire uninominal à deux tours était donc bien pensé comme une digue technique qui empêcherait l’arrivée des extrêmes au pouvoir. Mais comme pour toutes les digues, le problème est que lorsqu’elles sont franchies, tout s’effondre, l’inondation étant alors bien pire par son déferlement violent que la crue que l’on souhaitait empêcher. Et le renversement de perspective consisterait de nos jours à se demander s’il ne vaudrait pas mieux réguler la progression du Rassemblement national par la proportionnelle plutôt que de risquer une submersion.

Les éléments donnés dans l’article du Figaro que vous citez, qui compare les résultats obtenus en 2022 avec notre mode de scrutin actuel à ce qui serait advenu alors de l’Assemblée nationale avec une proportionnelle intégrale ou, comme le souhaite madame Braun-Pivet, avec une proportionnelle limitée aux départements les plus peuplés, les autres gardant le mode de scrutin actuel, montrent bien qu’il n’en serait rien. Dans tous les cas de figure en effet, le RN aurait obtenu plus de siège qu’avec le mode de scrutin actuel (5 en limitant la proportionnelle aux départements élisant plus de 11 députés, 28 avec une proportionnelle intégrale).

Mais la vraie question qui se pose est sans doute plus celle des scrutins à venir : les estimations qui ont été faites des résultats d’un vote des Français qui se produirait de nos jours après une dissolution montrent que l’avancée du Front National est........

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