La loi dite « pour la liberté de choisir son avenir professionnel » de 2018 visait une réforme en profondeur de l’apprentissage, avec l’objectif, voulu par le Président de la République Emmanuel Macron, d’atteindre le seuil symbolique du million d’apprentis en France. Avec la crise de la Covid, le dispositif « un jeune, une solution » ajoute une aide financière à l’embauche d’un apprenti très incitative, censée être exceptionnelle mais reconduite depuis… et aussi très critiquée, en raison notamment de son coût qui atteint des niveaux inédits pour une aide à l’emploi (Coquet 2023 a et b, Fisné-Koch 2023). Le gouvernement a envisagé avant l’été 2023 d’y mettre un « coup de rabot », avant d’y renoncer à l’automne. Les artisans, acteurs historiques de l’apprentissage, ont, pour leur part, pris l’initiative d’organiser, à Paris, le 7 novembre 2023, les premières Assises de l’apprentissage. Cette actualité invite à relire ces réformes au miroir de l’Histoire. Si celles-ci peuvent s’enorgueillir d’incontestables succès statistiques, ne le feraient-elles pas en tournant le dos à l’histoire et à au public premier de l’apprentissage ?

De la « crise de l’apprentissage » à sa réorganisation par l’Etat

Au XIXe siècle, l’essor de la part de la population active dans l’industrie pose de nouveaux défis : qui forme cette main d’œuvre et comment ? L’enseignement professionnel naît alors d’initiatives multiples à l’échelle locale. L’Etat reste peu présent. Mais, à la fin du XIXe siècle, le thème d’une « crise de l’apprentissage » émerge à partir du constat que les acteurs privés le prennent mal en charge et que les jeunes ouvriers ne seraient pas convenablement formés (Lembré, 2023).

A partir des années 1880, l’Etat met en place un ordre de l’enseignement technique – parallèle à ceux du primaire, qui scolarise les enfants du peuple jusqu’au certificat d’études, et du secondaire, qui scolarise les enfants de la bourgeoisie dans les lycées jusqu’au baccalauréat – qu’il dote d’un réseau d’établissements (écoles nationales professionnelles, écoles pratiques du commerce et de l’industrie, écoles des Arts et métiers, écoles primaires supérieures) et d’un diplôme, le certificat d’aptitude professionnelle (CAP) en 1911. Le personnel républicain défend un « humanisme technique » qui veut former l’homme et le citoyen en même temps que le travailleur par une formation méthodique et complète et une mise en école de l’enseignement technique.

La régulation de l’apprentissage se précise avec la loi Astier de 1919 qui prévoit que tous les jeunes travailleurs doivent bénéficier de cours professionnels. Elle est complétée par la création de la taxe d’apprentissage – le financement restait un angle mort de la loi Astier – en 1925 et du contrat d’apprentissage en 1928. L’apprenti devient un jeune travailleur en formation. L’apprentissage s’institutionnalise autour des cours professionnels, du CAP et des comités départementaux de l’enseignement technique qui associent représentants de l’Etat et des entrepreneurs dans une gestion locale qui cherche à mettre en adéquation l’offre locale de formation et les besoins des bassins d’emplois, mais avec une atomisation des spécialités de CAP.

L’apprentissage se structure en même temps que l’artisanat et notamment la loi Courtier de 1925 qui instaure les chambres de métiers avec la mission d’organiser l’apprentissage, sans davantage de précision toutefois. C’est la loi Walter-Paulin de 1937 qui organise véritablement l’apprentissage artisanal sous la forme d’un apprentissage « sur le tas » qui ne répond pas tout à fait aux ambitions d’une formation méthodique et complète. Les cours professionnels ne sont qu’un complément au volume horaire limité. Il ne s’agit pas encore d’une véritable alternance.

Affirmation de la voie scolaire, marginalisation de l’apprentissage

La régulation de l’enseignement technique par l’Etat et sa mise en école s’affirment ensuite au détriment de l’apprentissage. L’Etat s’octroie le monopole de la délivrance des diplômes. Les entreprises ferment leurs écoles internes d’apprentis et s’appuient sur l’enseignement professionnel public.

Cependant, l’apprentissage ne disparaît pas totalement (Lembré, 2023) : 1/ ces effectifs continuent d’augmenter, notamment dans l’artisanat, jusque dans les années 1960 ; 2/ enseignement technique scolaire et apprentissage apparaissent complémentaires alors que le premier s’est développé d’abord dans les « industries de la seconde industrialisation » mais reste lacunaire dans les branches traditionnelles, comme le bâtiment ou l’alimentation, où au contraire l’artisanat et l’apprentissage dominent ; 3/ les deux sont différemment implantés dans une géographie où ressort une France de l’apprentissage à l’Ouest et en Alsace ; 4/ l’apprentissage lui-même évolue vers une formation par alternance et se rapproche du modèle scolaire avec la création des centres de formation des apprentis (CFA), puis la loi de 1971 sur l’apprentissage qui augmente le nombre d’heures de cours et consacre le CAP.

Néanmoins, l’apprentissage reflue de la fin des années 1960 jusque dans les années 1980. L’allongement de la scolarité obligatoire jusqu’à seize ans tarit son vivier, mais ne suffit pas à expliquer un désamour plus profond. L’Ecole est réorganisée depuis une logique d’ordres parallèles vers une scolarité par degrés, dans laquelle le secondaire succède au primaire. Les lycées professionnels et l’apprentissage deviennent dès lors une « voie de garage » pour celles et ceux qui ne parviennent pas à suivre dans l’enseignement général. L’apprentissage ne répond plus à l’attente des familles, et de l’Etat, d’une élévation du niveau de formation.

Extension du domaine de l’apprentissage

Au tournant des années 1970 et 1980, il retrouve un certain intérêt à la faveur de la crise économique qui sévit. Il apparaît alors comme un remède au problème de l’emploi des jeunes. Par ailleurs, le développement du paradigme libéral favorise un rapprochement de l’Ecole et de l’Entreprise. La reconnaissance des certifications internes d’entreprise ou encore de la validation des acquis de l’expérience remettent en cause le monopole public de la délivrance des diplômes. Les stages en entreprises en fin de troisième sont instaurés.

La réforme Seguin de 1987 modifie l’horizon de l’apprentissage en ouvrant celui-ci aux formations au-delà du CAP. Ses effets ne se font toutefois sentir que de manière progressive et inégale. Le nombre d’apprentis remonte lentement de 200 000 à la fin des années 1970 à 265 000 en 1995 puis 361 000 en 2015. Il ne fait que se stabiliser autour de 140 000 dans l’artisanat. La progression est essentiellement portée par l’enseignement supérieur. Avec plus de 900 000 apprentis désormais, la réforme de 2018 lui a donné un coup de fouet en creusant ce sillon ; elle profite peu aux « petits diplômes » qui bénéficient d’aides moins généreuses.

Dès lors, comment situer les réformes de ces dernières années par rapport à cet héritage ? Elles sont ambigües. D’une part, elles poursuivent une libéralisation plus ancienne qui redonne la main aux entreprises dans la formation professionnelle. La loi de 2018 a également libéralisé l’ouverture des CFA, dont le nombre a bondi d’environ 900 à près de 4000. Dans le même temps, les lycées professionnels se rapprochent de l’apprentissage en allongeant le temps des stages en entreprise. Pourtant, d’autre part, les professionnels déplorent paradoxalement une « étatisation de l’apprentissage », qui n’est pas incongrue au regard de la place historique de l’Etat, mais questionne la gouvernance d’un libéralisme technocratique, voire autoritaire. L’Etat paraît focalisé sur l’objectif du million d’apprentis en négligeant une réflexion sur ce qu’est ou doit être l’apprentissage, sur les effets inégalitaires d’une réforme qui donne plus aux mieux dotés et moins aux plus fragiles et dont les apprentis eux-mêmes sont les grands oubliés.

Références

Coquet Bruno (2023a), Apprentissage : un bilan des années folles, OFCE Policy brief, n° 117, juin.

Coquet Bruno (2023b), Et pour quelques milliards de plus… 1 million d’apprentis, OFCE, le blog, https://www.ofce.sciences-po.fr/blog/et-pour-quelques-milliards-de-plus1-million-dapprentis/#_ftn1

Fisne-Koch Audrey (2023), Apprentissage : faut-il mettre fin à l’open bar des aides pour les entreprises ?, Alternatives économiques, https://www.alternatives-economiques.fr/apprentissage-faut-mettre-fin-a-lopen-bar-aides-entrepris/00108675

Lembre Stéphane (2023), Le retour de l’apprentissage au XXe siècle. Comment la France a adopté l’alternance, Presses des Mines, Paris.

A propos de l’auteur

Cédric Perrin est professeur agrégé, docteur en histoire et chercheur rattaché à l’IDHE.S Evry Paris Saclay (UMR 8533). Ses travaux s’intéressent à l’histoire des artisans et de l’apprentissage.

A lire :

Le XXe siècle des artisans

Histoire d’une disparition non advenue

Petites entreprises dans l’histoire industrielle

QOSHE - La politique de l’apprentissage au miroir de l’histoire - Le Réseau De Recherche Sur L’Innovation
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La politique de l’apprentissage au miroir de l’histoire

8 0
22.12.2023

La loi dite « pour la liberté de choisir son avenir professionnel » de 2018 visait une réforme en profondeur de l’apprentissage, avec l’objectif, voulu par le Président de la République Emmanuel Macron, d’atteindre le seuil symbolique du million d’apprentis en France. Avec la crise de la Covid, le dispositif « un jeune, une solution » ajoute une aide financière à l’embauche d’un apprenti très incitative, censée être exceptionnelle mais reconduite depuis… et aussi très critiquée, en raison notamment de son coût qui atteint des niveaux inédits pour une aide à l’emploi (Coquet 2023 a et b, Fisné-Koch 2023). Le gouvernement a envisagé avant l’été 2023 d’y mettre un « coup de rabot », avant d’y renoncer à l’automne. Les artisans, acteurs historiques de l’apprentissage, ont, pour leur part, pris l’initiative d’organiser, à Paris, le 7 novembre 2023, les premières Assises de l’apprentissage. Cette actualité invite à relire ces réformes au miroir de l’Histoire. Si celles-ci peuvent s’enorgueillir d’incontestables succès statistiques, ne le feraient-elles pas en tournant le dos à l’histoire et à au public premier de l’apprentissage ?

De la « crise de l’apprentissage » à sa réorganisation par l’Etat

Au XIXe siècle, l’essor de la part de la population active dans l’industrie pose de nouveaux défis : qui forme cette main d’œuvre et comment ? L’enseignement professionnel naît alors d’initiatives multiples à l’échelle locale. L’Etat reste peu présent. Mais, à la fin du XIXe siècle, le thème d’une « crise de l’apprentissage » émerge à partir du constat que les acteurs privés le prennent mal en charge et que les jeunes ouvriers ne seraient pas convenablement formés (Lembré, 2023).

A partir des années 1880, l’Etat met en place un ordre de l’enseignement technique – parallèle à ceux du primaire, qui scolarise les enfants du peuple jusqu’au certificat d’études, et du secondaire, qui scolarise les enfants de la bourgeoisie dans les lycées jusqu’au baccalauréat – qu’il dote d’un réseau d’établissements (écoles nationales professionnelles, écoles pratiques du commerce et de l’industrie, écoles des Arts et métiers, écoles primaires supérieures) et d’un diplôme, le certificat d’aptitude professionnelle (CAP) en 1911. Le personnel........

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