A propos de :

C’est qui ton chef?! Sociologie du leadership en Suisse sous la direction de Ivan Sainsaulier et de Jean-Philippe Leresche, EPLF Press, Lausanne, 2023.

A l’origine de cet ouvrage, j’étais frappé du contraste entre deux visions du chef qui découlent de deux contextes institutionnels historiques, en France et en Suisse. Pour résumer le contraste, on peut évoquer les poids comparés du centralisme et du consensus, avec d’un côté donc la capacité d’une personne à exprimer le point de vue de tout le monde et de l’autre côté, au contraire, la volonté de ne pas voir dépasser une seule tête.

Le pays des Lumières (avec l’Ecosse) a très peu pensé la démocratie. Les lumières ont plutôt redoré le blason de la hiérarchie, avec des dirigeants éclairés en France ou en Russie, au 18ème siècle. La culture politique française est davantage révolutionnaire et républicaine que démocratique. A l’inverse, la culture démocratique suisse est moins clivée et plus locale.

Le souci des particularités suisses se légitime par un vide relatif : l’absence de masse critique de recherches équivalente à celle des grands voisins, Allemagne, France ou Italie – d’ailleurs trio de tête européen. Le particularisme peut cependant faire écran à la réalité sociale. Par exemple, on a réussi à évoquer un management désincarné sans évoquer le livre éponyme de Marianne Dujarier, écrit en 2015. Elle y détaille comment le management se fait à distance par ceux qu’elle nomme les « planneurs », qui planifient loin du terrain. Rien de très suisse.

Mais peut-on légiférer de façon transversale en matière de chefferie ? Le livre rend compte d’une vingtaine de secteurs. Il situe la hiérarchie chez les fleuristes, les DRH, dans la musique et la danse, la finance, l’industrie, les prisons, la police, la science, les hôpitaux, etc.

Le chef et le pouvoir ne sont pas forcément en haut. Dans le cinéma hollywoodien, le chef est même rarement issu du sommet : il surgit de nulle part, simple quidam qui sauve le monde pour ensuite se raccommoder avec la hiérarchie, qu’il avait d’abord critiquée. Le pouvoir est une relation, non une simple position hiérarchique. Ainsi, un président de la République peut-il perdre tout son pouvoir en devenant très impopulaire, tout en restant Président.

Même un commandement autoritaire peut se légitimer, notamment militaire : c’est l’armée comme idéal de combativité, au service des autres. Dans la police, l’inspiration militaire explique l’attrait du grade et de la discipline. Les policiers se vivent comme des soldats disciplinés face au danger.

Les dirigeants suisses traditionnels ont aussi été fortement inspirés par l’armée. La Suisse dirigeante a été la plus militarisée du monde démocratique : jusqu’en 1980 environ, la majorité des dirigeants étaient officiers dans l’armée. Une idéologie conservatrice les accompagnait, comme elle a nourri le compromis inégal dit de la Paix du travail. Mais la mondialisation néolibérale a changé la donne, les dirigeants suisses des multinationales ne sont pas forcément locaux. Pour diriger, il faut se convertir à de nouvelles normes, moins avantageuses pour les salariés.

En effet, le patriotisme d’entreprise en a pris un coup et avec lui le paternalisme. Dans des secteurs comme la grande distribution alimentaire ou la banque, on dirigeait moins avec des diplômes qu’avec l’esprit maison, partout dans le monde. Là encore l’accélération de la concurrence internationale a changé la donne, les directeurs des ressources humaines (DRH) de la banque ou les cadres de la grande distribution sont davantage recrutés par diplôme, parfois même pour extirper l’esprit maison et surtout les garanties sociales de monter à l’ancienneté. Plus question de progression salariale mais de pression accrue, y compris sur les cadres eux-mêmes.

La pression financière et gestionnaire fait monter un autre type de chef, sans rapport avec un ancrage local ou professionnel. Autrement dit, la profession gestionnaire s’impose à tous les étages. Tous doivent remplir des états, des applications, des évaluations pensés par d’autres. Particulièrement dans la relation à autrui, comme dans le soin, l’enseignement ou le travail social. Le temps professionnel est compté, c’est le cas de le dire, même si paradoxalement on peut en perdre beaucoup avec les procédures. La gestion des hôpitaux suisses coûterait ainsi plus cher à mettre en place que ce qu’elle permet d’économiser.

Dans le travail social, la pression gestionnaire s’exerce au détriment du temps professionnel pour construire la relation avec l’usager. Des contrôleurs demandent aux professionnels de rester dans les clous, tandis que le nombre de professionnels de terrain et la qualité de leur travail diminuent.

Alors face à cet anonymat normatif, à ces contrôles tatillons et à l’enrichissement capitalistique qui en résulte, le chef ne redevient-il pas sympathique ? A côté du dictateur mégalo, n’y a-t-il pas place pour une incarnation vivante du travail et des travailleurs ? Il est certain que le chef d’atelier, le cadre infirmier ou le leader d’un groupe de musique peuvent s’en faire les porte-paroles.

Le réalisme veut que, à côté de la spontanéité et de l’autogestion, le leadership garde une place. D’ailleurs, on peut signaler le chef des anthropologues dans les sociétés primitives, chef sous contrôle qui n’a pour tout privilège que son prestige social. Ce qui ne signifie pas que le charisme soit l’apanage du pouvoir. Un Federer, un Pelé ou un Mbappé incarnent une revanche sociale ou un esprit sportif partagé, sans être chefs pour autant. Et leur avenir comme chef n’est pas garanti, à l’instar de celui d’un certain Michel Platini.

A l’inverse, le leadership peut aussi être charismatique, au moins pour un temps. Et le chef peut revêtir une certaine autorité, qui entretient la confiance. Pour Hanna Arendt, « l’autorité » se distingue à la fois de l’argumentation, par principe horizontale, et de la contrainte, verticale. L’autorité morale est en quelque sorte oblique, issue de l’expérience, de la compétence, de la moralité. Elle n’est pas non plus propre à la hiérarchie, mais compatible. Ainsi des infirmières peuvent admirer et plaindre leur cadre, devant composer sans cesse avec des injonctions contradictoires.

Non seulement le chef n’est pas forcément mauvais, mais on peut même en manquer ! A force de ne pas vouloir se mettre en avant, on peut fuir ses responsabilités. Attendre par exemple le Doyen suivant pour lui refiler la patate chaude, le dossier épineux... Dans ces cas d’indécision on voit les collègues s’écrier : mais enfin c’est qui le chef ? Qui va décider ?

Ici le manque de chef signifie clairement la paralysie de la vie collective, par absence d’esprit de décision de ceux dont on attend qu’ils se prononcent pour débloquer la situation mais qui peuvent se dissimuler derrière le collectif pour ne rien faire. C’est sans doute l’envers du décor de la mutualisation, de la préséance du réseau sur la règle, du consensus sur le débat, du poids institutionnel de la ruralité, en Suisse, en France comme aux Etats-Unis. Les paysans n’existent plus mais la campagne commande !

Cela dit, la volonté politique n’est pas la seule qualité attendue d’un chef. La capacité d’écoute l’est tout autant. Elle est même proverbiale, dans la veine critique du taylorisme : ce qui différencie le grand du petit chef, c’est sa capacité d’écoute. Le grand chef doit savoir « écouter l’herbe pousser », dixit Lénine. Et ça porte loin, car à propos d’écoute, on peut souhaiter que la fonction de chef se féminise davantage. C’est encore fort inactuel. Comme disait une DRH de la banque à propos de son mâle de PDG : « celui-là, il a un cerveau émotionnel à moins 5... ! »

L’éloge du chef a ses limites car il y a loin de l’idéal à la réalité. Même s’il est élu. Rousseau lui préfère même le chef exécutif, non élu : la volonté générale ne peut se réaliser en dehors de la décision collective. Un chef exécutif la met en œuvre. Au contraire, les chefs élus prétendent représenter la volonté générale – voire l’incarner, en étant du peuple, du cru, du local. Dans le populisme conservateur d’un Trump, d’un Bolsonaro ou d’un Modi, il y a même identité fusionnelle entre le chef et le peuple.

Alors d’un point de vue démocratique, la liberté du sujet moral (kantien) est sans doute plus souhaitable que le meilleur des chefs. Mais l’autonomie individuelle s’acquiert et se perd, comme la vertu civique démocratique. Elle peut certes se revitaliser spontanément, quand les peuples inventent collectivement leur avenir. Certains élans collectifs semblent magiques, comme dans la révolution hongroise dépeinte par Hanna Arendt. Ils marquent à jamais ceux ou celles qui les ont vécus.

Cela dit au quotidien, l’autonomie dépend d’interactions plus limitées. Les bifurcations dans la carrière interactionniste se font souvent par la rencontre d’un mentor, une espèce d’inspirateur, de formateur, voire de maître, qui paradoxalement permet à son élève de devenir autonome à son tour. Le paradoxe ne s’arrête pas là : la mort du chef, comme la mort du père, est souvent l’étape suivante. C’est dialectique ! Les bons chefs déguerpissent et laissent la place. Les directeurs-rices de thèse en savent quelque chose...

A propos de l’auteur

Ivan Sainsaulieu est sociologue, professeur à l’université de Lille, chercheur au CLERSE et associé au LACCUS, de l’université de Lausanne.

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Avec ou sans chef ? Petite sociologie contrastée entre la France et la Suis...

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01.12.2023

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C’est qui ton chef?! Sociologie du leadership en Suisse sous la direction de Ivan Sainsaulier et de Jean-Philippe Leresche, EPLF Press, Lausanne, 2023.

A l’origine de cet ouvrage, j’étais frappé du contraste entre deux visions du chef qui découlent de deux contextes institutionnels historiques, en France et en Suisse. Pour résumer le contraste, on peut évoquer les poids comparés du centralisme et du consensus, avec d’un côté donc la capacité d’une personne à exprimer le point de vue de tout le monde et de l’autre côté, au contraire, la volonté de ne pas voir dépasser une seule tête.

Le pays des Lumières (avec l’Ecosse) a très peu pensé la démocratie. Les lumières ont plutôt redoré le blason de la hiérarchie, avec des dirigeants éclairés en France ou en Russie, au 18ème siècle. La culture politique française est davantage révolutionnaire et républicaine que démocratique. A l’inverse, la culture démocratique suisse est moins clivée et plus locale.

Le souci des particularités suisses se légitime par un vide relatif : l’absence de masse critique de recherches équivalente à celle des grands voisins, Allemagne, France ou Italie – d’ailleurs trio de tête européen. Le particularisme peut cependant faire écran à la réalité sociale. Par exemple, on a réussi à évoquer un management désincarné sans évoquer le livre éponyme de Marianne Dujarier, écrit en 2015. Elle y détaille comment le management se fait à distance par ceux qu’elle nomme les « planneurs », qui planifient loin du terrain. Rien de très suisse.

Mais peut-on légiférer de façon transversale en matière de chefferie ? Le livre rend compte d’une vingtaine de secteurs. Il situe la hiérarchie chez les fleuristes, les DRH, dans la musique et la danse, la finance, l’industrie, les prisons, la police, la science, les hôpitaux, etc.

Le chef et le pouvoir ne sont pas forcément en haut. Dans le cinéma hollywoodien, le chef est même rarement issu du sommet : il surgit de nulle part, simple quidam qui sauve le monde pour ensuite se raccommoder avec la hiérarchie, qu’il avait d’abord critiquée. Le pouvoir est une relation, non une simple position hiérarchique. Ainsi, un président de la République peut-il perdre tout son pouvoir en devenant très impopulaire, tout en restant Président.

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